est-il sain de voler dans les plumes des poètes ?

(Fantaisie sans fanfare)

Quand John lui a tiré les vers du nez, celui qu’on appelait le poète était mort depuis deux jours. On le connaissait dans la région à sa façon d’écrire ses sonnets, quatre balles rédigées par son revolver en haut de page mortuaire et trois par son vieux colt en bas du testament que le type (généralement un critique littéraire) aurait du écrire, avant. C’est pour ça qu’on l’avait surnommé le poète.

Je me présente : Jacques, dit le Fataliste ; avec John nous pourchassons tous les indiens qui espèrent vivre de leur plume dans ce vaste pays où les machines à écrire ont remplacé les encriers et les plumiers, l’écriture en pleins et déliés. C’était notre choix, nous en avons fait un métier. Personne ne nous connaît, dans les vastes plaines de la mauvaise littérature, et quand une histoire entre familles éditoriales tourne mal, nous en abattons tous les membres, y compris le cheptel d’affidés affiliés, la volaille grandiloquente et les chevaux qui frisent.

John et moi nous connaissons depuis l’enfance, quand miss Maggie nous collait sur la tête des bonnets d’ânes, sous le prétexte que nous n’avions pas appris la récitation que tous les autres benêts récitaient par cœur. Dans la cour de récréation, nous jouions aux cow-boys et aux indiens, mais à deux, se voler dans les plumes devînt si ennuyeux que l’on s’amusa à écrire nos premiers poèmes, enfantins certes mais qui feraient, quelques années plus tard, notre réputation de tueurs de mots galvaudés, de pensées narcissiques, et de destructeurs de Let’s Go qui empilent les mots pour en faire des bouquins. Autant dire qu’au début, nous n’étions rien.

Le matin où nous avons trouvé le Poète, la lumière était déjà intense, et pourtant son nez luisait encore comme une chandelle au clair de la lune. John est plus téméraire que moi, il a mis ses doigts dans les narines du mort, et bien que la peau du cadavre soit pestilentielle, il en a extirpé quelques phrases qui ne laissaient aucun doute sur son identité :

Si j’ai tué père et mère

C’était pour me défendre

Qu’il n’accomplissent en moi

Le meurtre et la démence

Il voulaient me violer

Je les ai juste flingués

John me dit Jacques, ça devrait intéresser les journaux, non ?

Je n’ai pas répondu. Puis je crois lui avoir dit contentons-nous de ceux qui ont des plumes au cul et laissons leurs poulets aux journalistes.

Il m’a regardé bizarrement. Entre John et moi une rupture insidieuse s’installait. Nous pensions la même chose, chantions les mêmes refrains, mais nos points de vue ne visaient plus un semblable horizon. Nous étions des frères siamois, mais l’un comme l’autre animés de ce chacun pour soi qui entraîne les hommes à se battre en duel, à mourir pour des idées, sans accord, et sans mort lente. Et comme en chaque être est embusqué un poète, autant dire que la guerre est déclarée depuis belle lurette, et on ne va pas se casser la margoulette pour tirer son coup le premier, et en plein cœur s’il vous plaît, alors que celui d’en face feuillette son dictionnaire de rimes. Non mais ! Ce monde nous laisse à peine le temps de dégainer une phrase que de nouveaux mots (globish, céfran des técis, langues séculaires des traders, acronymes) apparaissent, laissant ceux déjà écrits fumer dans le poisseux marigot des lettres mortes. Il faut vivre avec son temps, et les plumitifs l’ont bien compris, qui harcèlent les claviers et les correcteurs d’orthographe, falsificateurs de langues bien pendues qu’ils écorchent avec volupté ! Qu’en penses-tu John, c’est pas mal, ça, non ? Un peu redondant, sans aucun sens ni profondeur, juste du blabla de bouquin de gare.

Sûr, Jacques, tu as un sacré talent pour raconter n’importe quoi à n’importe qui. Mais avec moi, ta logorrhée ne marche pas. Et tu sais pourquoi ?

Il réfléchit une minute puis dit à détrousser les plumitifs tu en finis par raconter les mêmes balivernes qu’eux, c’est indigne. Tu vois, John, je crois que notre amitié va s’arrêter ici, c’est devenu impossible !

Mais qu’est-ce qui te gênes, Jacques ?

Rien de spécial. Juste qu’il n’y a plus d’encre dans l’imprimante et que tu as encore oublié d’acheter une rame de papier. Il ne me reste plus qu’à te cramer au papier d’Arménie, ça réduira les frais du columbarium où tu passeras enfin à la postérité !

Il dégaina alors son stylo Mont Blanc et m’envoya une giclée qui salopa tous mes écrits, mon enfance de scribe et mes relations épistolaires avec madame Dieu, bref tout mon stock de papyrus et de parchemins.

Et le poète dans tout ça ? Il était complètement sonnet, avec ses deux flingues. Jacques avait encore en main quelques vers qu’il avait tiré du nez de l’homme mort. Il me dit, allez, restons amis, on ne va pas se voler dans les plumes, tiens, je te donne cette strophe pour excuser mon geste :

Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,

Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Je vous laisse deviner qui l’a écrit !

01 02 2021

AK

3 commentaires sur “est-il sain de voler dans les plumes des poètes ?

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