les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
C’est à la saison sèche, quand le temps des récoltes se fait dans les champs de la province, que nous avons compris et vu de nos yeux l’homme qui buvait toute l’eau de la rivière. Les canaux d’irrigation étaient secs, les algues séchaient sur les cailloux, seul un filet d’eau courait dans le lit comme un pissat jaunâtre de vache. Les poissons, les écrevisses, les bouteilles en plastique vides, parfois le cadavre de chats séchant sur les rives, morts de soif. Le soleil, semble-t-il, ne se couchait jamais sans son épaisse et chaude couverture. La moisson, cette saison-là, serait réduite, contenue dans une centaine de sacs de jute qu’il faudrait protéger des pillards, et des tours de garde nocturnes s’étaient mis en place pour surveiller les intrus.
L’homme qui buvait toute l’eau de la rivière, nous le connaissions tous. Il était ventru comme ces outres que Don Quichotte prenait pour des monstres. Et l’homme qui buvait l’eau en était un. Un qui était cent. La lutte semblait inégale, pour le faire dégorger et rendre à nos terres la fertilité et le fruit de notre constant travail. Alors nous avons creusé des puits, profonds, à main d’homme. L’eau y était pure quand nous l’avons trouvée. Elle avait un goût légèrement salé, mais nous savions pourquoi. La sueur des puisatiers s’alliait aux larmes des femmes dont les maris n’étaient jamais remontés à la surface du monde. En abreuvant le bétail, en buvant cette eau pure et fraîche, nous nous demandions si ce monde-là était bien réel, tant il différait de ce que nous avions appris d’un autre monde, un monde moderne, technologique, algorithmique, un monde hic et nunc buvant des cocktails au bord de vastes piscines, jouant des fortunes dans les casinos de Las Vegas ou de Doha, ou de n’importe où pourvu que des gens comme nous n’y soient pas et se contentent de rêver d’un Paradis illusoire et infortuné, un Paradis d’infortunés : c’est-à-dire de gens qui n’ont pas de chance, tout simplement.
Nous avons creusé des puits pour survivre, et l’eau que nous avons puisé pleine de vies ; bétail, enfants familles entières retrouvaient en la buvant le goût du travail, le parfum des sueurs qui transcendaient notre existence dans les champs de ce monde, le souffle puissant de cette solidarité entre tous, plus forte que les ouragans, que les gravats ignorés des casinos de Las Vegas ou Doha, que le sort des pêcheurs dans l’embouchure du Colorado ( Derrière la confluence avec la Virgin River dans le Nevada, le Colorado prend rapidement une direction sud pour former le Black Canyon. Le bas-Colorado est le plus souvent asséché à cause des besoins de l’irrigation. ) .
Nous avons cru nous sauver de l’emprise du buveur d’eau de la rivière qui asséchait nos cultures et affectait notre mode de vie. Cela dura peu de temps. Après la maigre récolte arriva un printemps prometteur ; l’herbe des pâturages poussait doucement, verte et tendre, que deux ou trois veaux dégustaient en beuglant de plaisir. De la rosée perlait sur chaque touffe d’herbe. La nappe phréatique ne baissait pas de niveau et dans les parois du puits suintait l’eau magique. Puis vînt ce jour maudit.
Le soleil perçait à peine et des gouttes apparurent au fond de l’un des puits. Des gouttes brillantes, que n’atteignait pas encore le soleil de midi. Un homme descendit la longue échelle en bois, curieux de ces éclats différents traversant l’eau transparente. Il plongea ses doigts dans la glaise, ce n’était pas de l’eau, mais du cristal de roche. Des enfants firent descendre un seau que l’homme saisit, versant quelques cristaux nettoyés de leur boue. Il y en avait une vingtaine, de grosseurs et d’aspects différents. Le chahut des enfants attira une grande partie du village, et lorsque le seau rejoignit la surface seul le chef du village eut droit de s’en saisir. Il attendit que celui qui était descendu dans le puits remonta à son tour et tous deux alors se regardèrent étrangement. Ils surent instantanément la réalité de cette découverte.
Ils étaient deux à savoir. Les villageois, ne voyant aucunes prémices de nouveauté quant à leur quotidien regagnèrent leurs logis, puis s’en retournèrent ensuite labourer la terre et nourrir de foin les vaches et les cabris. La brume matinale s’effilochait et le ciel peu à peu regagnait sa nudité sous le soleil de plomb. Les deux hommes se placèrent à l’écart, sous le kapokier (arbre à kapok), à l’ombre des rumeurs.
L’homme demanda : « alors, dis-moi, qu’est-ce cette eau plus dure que la glace des cocktails de La Vegas de Doha et de ces endroits qui ne veulent rien savoir de nos vies misérables. »
Le chef du village répondit : « des diamants. ». Puis il rajouta, baissant la voix : « surtout, ne dis rien aux autres. Tu créerais la panique au sein de notre village. Pour l’instant, nous sommes les seuls à le savoir. Raconte-leur que ce sont des tessons de bouteille en verre que l’eau en s’y frottant a usés et polis, rien de plus. »
L’homme hocha la tête en guise d’assentiment. Le chef du village argumenta ensuite que ces diamants permettraient d’améliorer la vie de tous les habitants, que si ce que cachait le fond du puits charriait une maigre rivière faite de ces agrégats-là on pourrait vivre en paix, acheter des pompes pour irriguer les champs, construire des bâtiments en dur, une école, un petit hôpital, des logements en moellons avec des normes anti-sismiques avérées, une épicerie bio, une station service et d’épuration de la corruption, bref un avenir grandiose, un Paradis d’infortunés que la grâce enfin récompenserait de ses misères perpétuelles. Mais pour être sûr que le rêve enfin s’invitât dans la réalité, le chef du village demanda à l’homme de redescendre dans le puits pour constater qu’une rivière, un ruisseau souterrain alimentait bien le puits en pépites autant qu’en eau pure. De fait, l’homme redescendit sur la grande échelle en bois, muni du même seau. Il passa deux heures à gratter, extraire les minéraux, rincer chaque pépite. Il en remplit ainsi complètement le seau, que le chef du village tira avec la corde du treuil rustique, mais solide. A ce stade, un chenapan aurait retiré l’échelle et se serait enfui en moto illico. C’est exactement ce qui se passa.
On apprit, bien plus tard, que le chef du village était mort noyé dans une piscine de Las Vegas ou de Doha, suite à une hydrocution due à l’absorption d’une eau adamantine trop pure versée dans un cocktail de corruption.
28 08 2021
AK
Magnifique conte illustre Karouge.
J’ajouterai que l’homme qui buvait l’eau de la rivière jouait également au golf !
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Comment sais-tu ça, donc ?
Bonne fin de journée Maëstro !
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Parce que l’homme qui buvait l’eau de la rivière la repisse ensuite pour irriguer les zones désertiques de l’Arizona, du Maroc ou de Doha, afin d’y faire pousser du gazon bien vert 365 jours par an (je ne sais pas comment font les pauvres golfeurs les années bissextiles…)
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Excellent !
Un conte dont la ressemblance avec des faits réels ou ayant déjà existé serait purement fortuite bien sûr
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En effet, ça coule de source ! 😉
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