Jour d’asphalte (15)

(Je ne réponds pas. Un regard rapide dans le rétroviseur où Maria, marmoréenne, dénude le paysage. Cette faim là dévore, consume, mais ne se consomme pas. Rouler, rouler des heures, basta, ici : nulle part, ailleurs, n’importe où, et moi au milieu fonçant sur le sillon macadamé. Sous l’arc en ciel des témoins lumineux livrant mes yeux à la parfaite indolence, je dévore des kilomètres insipides.)

Après les collines, nous nous apprêtons à aborder les montagnes ; elles se déguisent, puissantes, dans le proche horizon, formes nubiles vêtues d’austères aubes, couronnées de lourds nuages. Nous progressons au gré du relief souple d’un corps énigmatique, voluptueux, aux courbes ensommeillées par le doux glissement de doigts caoutchouteux ; pré-montagnes, démesure de l’espace où l’homme est insecte agaçant, bruyant et insolent sur la solitude joyeuse dont il rompt le rythme soyeux, brise la tessiture harmonique. Barbare intempestif, je transgresse pied au plancher ce lieu luxuriant de sauvage tendresse, afin de fuir encore plus vite que de coutume l’espérance même d’une panne volontaire, d’un arrêt consenti dans cette appartenance qu’il me serait trop simple d’accaparer. Dans ces domaines du possible j’engloutirais encore cette parcelle d’envisageable qu’il me faudrait oublier, qui s’inscrit dans le refus de tracer un quelconque chemin. On peut se donner en pâture aux lieux déserts quand, fort de l’expérience, l’homme solitaire se rend l’égal des espaces libres.

« – M’sieur, m’sieur ! »

Je tourne la tête vers le mioche boutonneux qui me parle.

« – Quoi ?

« – Vous pourriez pas vous arrêter, m’sieur, j’ai envie de faire pipi !

« – Tu ne pouvais pas y penser avant ?

« – Avant j’avais pas envie, mais après j’ai bu trop de limonade, m’sieur !

« – Je vais réfléchir » dis-je au gamin histoire de le faire marronner. John s’approche de moi et, penché sur mon épaule, grommelle :

« – Il va nous saboter la moyenne horaire, ce petit con ! Pourquoi ne va-t-il pas aux toilettes du fond ?

« – Pourquoi tu vas pas aux toilettes du fond ?

« – Elles sont bouchées, m’sieur ! »

Je l’observe quelques secondes. Il gigote comme un agneau pascal dans un four. A trois cents mètres un troupeau de vaches à la peau crémeuse traverse la route, je rétrograde sans à-coups.

« – Bon d’accord, on va s’arrêter, p’tit, mais tu fais vite ou on te laisse ici ! »

Je stoppe le véhicule en bordure de voie, sur un accotement gravillonné, et fais descendre le gamin. Un certain remue-ménage s’opère dans la travée. John saisit alors le micro et annonce :

« – Mesdames, messieurs, ne vous impatientez pas, le spectacle commencera dans quelques minutes, lors de notre arrêt à la prochaine station d’essence. Les grandes gloires du music-hall seront ravies de vous accueillir dans leurs habits de parade ; » Le gosse regrimpe dans le bus, et nous démarrons, les pneus écrasant quelques bouses parfumées répandues sur le bitume humide de pissats. John se replonge dans sa lecture, un petit bouquin à la couverture graisseuse (ses doigts brillent).

« – Qu’est-ce que tu lis ?

« – Un recueil d’histoires courtes. Veux-tu que je t’en raconte une ?

« – Pourquoi pas ? »

Il tourne quelques feuillets au hasard, se racle la gorge :

« – La lourde diligence stoppa devant la banque. Les hommes en descendirent en ordre dispersé et pénétrèrent dans le bâtiment. Ils ressortirent de longues minutes plus tard, certains un peu honteux, d’autres plus fiers, mais nul ne courtiserait les dames avant un bon quart d’heure… T’as compris ?

« – Je pense, c’est une banque de sperme, non? c’est rigolo ce machin » dis-je tout en décélérant. La côte est raide. La route serpente dans une forêt de sapins, semblable à ces forêts du Tyrol où, pour peu que l’on s’y aventure, en quelques enjambées la nuit vous enserre , vous étouffe comme les racontent les légendes. Un lieu idéal pour perdre les enfants à l’image de l’énurétique de toute à l’heure, sosie du fils de mon ancienne bignole de la rue de Flandre, quand je vivais à Paris. Il faut savoir que les jeunes hommes célibataires qui vivent dans les immeubles de ces quartiers ont généralement une phobie : la concierge. Cela se justifie le plus souvent par les entraves qu’elle crée quant à certaines relations susceptibles de troubler la quiétude des autres locataires. (« Ah, mon bon monsieur, ça jase à votre sujet ! »).

Ma concierge, pas plus canulante qu’une autre je dois l’admettre, avait un fils. Et ce gosse avait la manie de me serrer la main à chacun de mes passages devant la loge. Comme il s’ennuyait ferme, le nez collé contre la vitre, il était impossible de lui échapper. Au début, je me prêtais à son échopraxie butée avec amusement, me demandant si ce gamin agissait par bêtise ou par désir d’emmerder les locataires. Par la suite, j’optais résolument pour la première hypothèse. Bref, il finit par me rendre à moitié fou et six mois plus tard, je déménageais. L’étrangler aurait posé trop de problèmes, il valait mieux FUIR cet enfant abject.

Quelques mois s’écoulèrent. Mon métier de reporter (époque où je fis la connaissance de John Carpenter, qui était en ce temps-là journaliste au New York Take Your Time)(ndr)

me fit voyager dans un de ces pays où les guerres clandestines meurtrissent bien des innocents, côtoyant les aléas sanglants du terrorisme. Ainsi, je me trouvais en Turquie quand l’idée germa dans mon crâne d’expédier au jeune emmerdeur de la rue de Flandre, qui sévissait sans doute encore sous le porche de mon ancien immeuble, un paquet. J’imaginais sans peine la stupeur qu’il éprouverait en ouvrant le colis, et en lisant le petit mot que j’y joignais :

«  Puisque mon amitié semble vous manquer, veuillez trouver ci-joint ma main que, j’espère, vous serrerez chaque matin. » signé : Rudolf Steiner

Un sourire ironique creuse mes fossettes, que Beau Gosse doit prendre pour un accord car il se précipite de nouveau sur la radio pour en hausser le son. Son morceau fétiche passe de nouveau chez Mégahertz. Mais sa réaction tardive ne lui permet que d’écouter le dernier couplet :

« … Vas donc plutôt sauter la concierge

« Qui sait si bien où sont les cierges

«  Et les capsules de bière des morts

«  Marcel nous, on t’attend dehors. »

« – Ah ah, bonnard, non ? Jubile-t-il

« – Je préfère Rigoletto.

« Mmhh mmhh… »

Nous bifurquons vers la station service, plus attendue semble-t-il par les passagers que le terme du voyage. Avec tout ce qu’ils ont ingurgité au déjeuner, plus d’un doit avoir la vessie qui lanterne. Ils ne se font pas prier pour descendre. John ouvre le réservoir, y plonge le pistolet distributeur de gazole. La pause sera plus courte, car il est déjà treize heures trente et nous n’avons avalé que trois cents kilomètres. De plus, nous risquons fort d’atteindre Barcanche sous la bourrasque.

AK

Dijon, vitrine rigolote

3 commentaires sur “Jour d’asphalte (15)

    • Je découvre ce « voyage » en même temps que celles et ceux qui le lisent. Sauf que je suis seul à me taper les doigts sur les touches du clavier, avec un tapuscrit un peu défraîchi (mais en cela nous sommes deux, tels John Carpenter et Rudolf Steiner, l’un qui décrypte, l’autre qui tapote dans le silence « ordinateurial »)…

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