Jour d’asphalte (19)

(Lucrein était bon, sa sœur cadette lui était toute dévouée. Parfois, lorsque Cristoflinn les emmenait en balade, il plaçait Véronique sur ses épaules ? De façon à ce qu’elle vit la nuit, ou l’aube d’une humanité différente. Tous trois étaient complices. Lors d »une promenade en montagne, la petite Véro confia à son grand frère ce qu’elle avait vu du haut de ses épaules.)

L’aube venait à peine de poindre sur la cime du mont où, essouflé, Lucrein s’était juché, la portant. Elle lui déclara que du promontoire confiant elle ne voyait que misère et guerre, que gens affamés et tristesse. Tout s’agitait d’un continent à l’autre, que les meurtres se consommaient comme des régimes sans sel, qu’elle était effrayée. Lucrein parut troublé. En chancelant, il reposa sa sœur à terre. Les boutons rouges qui éclosaient ainsi avec tant d’aisance dans son jardin d’enfant pubère n’étaient-ils que balles perdues, qu’étoiles filantes meurtrissant les mathématiques de la vie par le sang des rêveries ? Cristoflinn beurait des tartines au pied des pré-montagnes. Ses courbes harmonieuses déconcertaient Lucrein ; il n’osa pas lui poser la question : « pourquoi les hommes ont-ils faim ? » Mais il songea que ce serait appeler midi quatorze heures. Sa mère ne savait même pas pour quelle raison son père s’était suicidé. Peut-être par état d’esprit, par vague à l’âme, celui dont le siège s’appelle homosexualité ? Mais à ce stade de pensée c’est au jardin des plantes qu’il faisait allusion. Et dans le vivarium sa voix mua. L’immeuble vibra même lorsqu’il se fit quelques réflexions à voix haute. Les garnements durent changer de matériel pour le houspiller.

De lourdes et sonores guitares électriques franchirent les murs de sons en cette fin d’été. De violents festivals orages fracassèrent l’air ambiant. L’atmosphère s’en ressentit. Lucrein, en haut de sa tour, venait désormais muni d’un fauteuil dans lequel il s’asseyait, disloquant les sons, et annihilant le tellurisme des humains. Les nuages ne faisaient plus guère office que de mur sonique. Il en tomba malade par la suite, mais durant quelques semaines il put jouir de la profondeur du bleu du ciel, malgré la guerre civile qui s’étalait à ses pieds. Mais l’horizon rougeoyant fuyait dans la noirceur, plus rapide que d’habitude. Alors il regagnait son ancestrale place quand l’astre achevait son parcours, et se faisait surprendre au pied de l’immeuble par les railleries des petits monstres qui tentaient en vain de violer Véronique. Et l’éternel processus se réalisait. Son épiderme dépendait de ses réactions et ainsi fleurissaient les gros boutons purulents, roses écloses par la coupe trop pleine. Alors les coups fusaient, esquisses involontaires d’un dessein maladroit. L’adolescence piétinait ses feux sacrés.

Puis vint l’hiver, où les gosses alités mangeaient de grosses grippes en forme de cahiers. Beaucoup moururent. Lucrein aussi fut atteint par la terrible maladie. Des scarabées dorés dansaient devant ses yeux gonflés. Il convoitait sans cesse les astres lorsque, la nuit tombée, ses hypothèses géométriques s’unissaient à ses troublantes hallucinations. Cristoflinn convolait en justes noces avec l’Avenir. Du pubis de Lucrein les poils à son toucher frissonnaient. Véronique mourrait sans protection. Il se leva, et encore vacillant sous la fièvre, gagna une nouvelle fois l’ultime étage du bloc immobilier, puis par l’échelle de service, la terrasse. Un clair de lune franc et glacial régnait entre les cheminées et les antennes.

Deux ombres se découpaient, étrangères au lieu. Curieuse parenté, elles étaient là, assises en robe de chambre, contemplant les étoiles. Son vieux fauteuil, blanc de givre, cherchait l’éternité. Il s’y installa, sans mot dire.

Le visage de Cristoflinn, le regard de Véronique, étaient impalpables. Ce qu’il observait, à présent, c’était ces deux visages, et non plus les étoiles. Il comprenait qu’un monde immense secrétait d’encore magiques fleurs, espaces isolés d’une réalité nouvelle. Puis elles le regardèrent à leur tour ; et ce visage où, malgré la lueur blafarde de la lune d’hiver, éclosaient les éphélides, se métamorphosa en galaxie vivante, en errance amoureuse. Mêlant leurs regards dans la vaste prairie où couraient les désirs, ils surent que plus jamais la sécheresse des cœurs ne ferait couler leurs larmes.

Ils restèrent ainsi, jusqu’à l’aube, immobiles. Les gamins de l’immeuble ne troublèrent qu’un instant leur retour dans la cage d’escaliers. Déguisés en indiens ils poussaient de grands cris, sans savoir qu’eux aussi appartiendraient au génocide. Car la quinzaine d’enfants gesticulants, épargnés par la maladie dite des cahiers ne vivaient en fait que leurs derniers instants de joie. Lucrein lui-même doutait de son rétablissement. Les scarabées dorés firent place à d’étranges machines conduites par des hommes en gris. Au-dessus des nuages voltigeaient les satellites, au ras des eaux voguaient les porte-avions. Contre les murs des HLM s’écrasaient les premières rumeurs de la guerre. Cristoflinn un soir ne revint pas. Les gosses, une dizaine, finirent par violer Véronique, et succombèrent des suites de leur acte.

AK

dessin F. sept ans (naguère)

3 commentaires sur “Jour d’asphalte (19)

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