Le temps suspendu

Le monde qu’il regardait maintenant en face de lui était tragiquement différent de cette carte postale qu’il avait reçue pendant son adolescence de cette fille dont il était alors tombé amoureux. Ses souvenirs restaient les mêmes, enveloppés dans les saisons du temps ; seul le monde avait changé, d’une manière abrupte, vertigineuse. L’imbécillité, la violence la corruption et le meurtre ne possédaient aucun vestige de ce temps suspendu dans la carte postale. Pourquoi l’avait-il conservée, ce bout de fin carton qui représentait au recto un paysage de montagne aux sommets enneigés ? Sans doute pour les mots écrits à l’encre violette au verso, voire pour le timbre oblitéré qui laissait encore lisible la marque du tampon de la poste. Désormais tout cela était sans importance : le monde qu’il regardait maintenant était tragiquement différent. Le temps avait effacé la jeunesse de cet amour de jeunesse, le carton de la carte postale avait subi les assauts du temps et puis la guerre avait transpercé leurs cœurs adolescents.

Des mots malhabiles de Laura rédigés sur la partie gauche réservée au message ne restait que la marque rosâtre du dessin d’un petit cœur. Stan connaissait ces courtes phrases écrites jadis, et sa mémoire jamais ne s’était éteinte, cinquante ans plus tard il les laissait courir dans sa cervelle, avec une musicalité mille fois différente. Laura, quinze ans au début du conflit, avait été violée un soir, une prise de guerre qui n’avait rien à envier aux bourreaux du Moyen Âge, juste des crétins jetés dans l’enfer d’une cause perdue d’avance. Puis ils l’avaient abattue comme une bête. Lui venait de recevoir la carte postale ; il se rendît de suite à l’adresse du domicile où elle vivait en paix, avec dans la tête les mots évoquant le désir de le revoir et qui sait de l’embrasser. Quand il parvînt à l’adresse indiquée les barbares étaient encore là. Il n’y avait rien à faire, la partie était jouée. Mais les yeux de Stan avaient photographié la scène et le visage des tueurs. Cinquante ans plus tard, leurs visages restaient gravés dans l’argentique de ses rétines. Comme les mots devenus paroles d’une chanson malheureuse, refrain fredonné les dents serrées où seule restait l’encre rosâtre du petit cœur dessiné.

Stan, tout juste seize ans, avait jusque là tout ignoré des guerres, multiples, que les cartographes dessinent sur la planisphère et colorent selon l’intensité des conflits. Mais soudain il s’y trouvait confronté. Laure n’était qu’un fait divers dans un crépitement de balles, de bombardements meurtriers . Le paysage de la carte postale, des montagnes aux sommets enneigés, quelle rigolade ! Pour autant le vent de l’Histoire, cinquante ans plus tard, le faisait réfléchir sur ce qu’était devenu le monde qu’il regardait en face. Une défaite de l’Humanité. Lui-même aurait avoué sous la torture la raison pour laquelle cette carte postale avait tant d’importance pour lui… Elle soutenait les hommes libres et intègres, face aux ennemis pour lesquels tout prétexte était bon pour condamner par oblitération un timbre de voix, un chant de liberté ou un paysage de montagne harmonieux.

La guerre cessa quatre ans plus tard. Cela coïncida avec l’anniversaire de Stan, qui avait alors vingt ans. Ce fut une énorme fête dans les rues pavoisées de drapeaux multicolores, de défilés festifs et de joies partagées. Puis, lentement, durant des décennies, on reconstruisit la ville, l’économie peu à peu redevînt ce qu’elle était jadis, bref sur la destruction guerrière repoussait l’herbe de la liberté retrouvée, les enfants jouaient dans l’innocence et les adultes leur bâtissaient un avenir nouveau. Comme à chaque fois que le monde que l’on a vu en face renaît de ses cendres, cinquante ans plus tard. Stan regardait ce monde nouveau avec les yeux du Passé, et sa vieille carte postale bien qu’usée ne pouvait lui faire oublier ni donner quitus à la barbarie qui avait régné dans le pays cinq ans durant. Depuis, tout avait vieilli, les gens, les animaux, le temps lui-même semblait fatigué, de nouveaux immeubles germaient, des avenues serpentaient et des administrations fleurissaient. Des élections avaient lieu tous les cinq ans, des référendums et des manifestations qui n’aboutissaient à rien, des routines, des grèves, des habitudes, c’était le grand retour au monde d’avant. Puis il y eut le procès. Des journalistes, des enquêteurs privés avaient travaillé dans l’ombre durant des années et retrouvé ainsi quelques criminels de guerre dont les portraits étaient exposés en Une des journaux.

Ces faces abominables avaient également vieilli, mais Stan en reconnut deux spontanément. Il ignorait leurs noms, mais un criminel est reconnaissable, même cinquante ans plus tard. La Presse donnait des noms : Vlad, Sergueï, Lukas, Goliath, Satan, mais qu’importait l’identité de ces bourreaux. Stan parcourut le journal, assis sur un banc public , puis leva les yeux. Le monde qu’il regardait maintenant en face de lui était formidablement différent de cette carte postale qu’il avait reçue pendant son adolescence de cette fille, Laura, dont il était alors tombé amoureux. Un instant il se questionna : irait-il témoigner lors du procès, apportant comme pièce à conviction l’argentique de ses rétines, présenterait-il la carte postale désormais si défraîchie que même le petit cœur dessiné était quasiment devenu transparent ? Pour quoi faire ? La justice condamnerait ces salauds et la vie continuerait hors des prisons où les coupables purgeraient leur peine, mais la peine de Stan restait bien tragiquement différente : on n’oublie jamais un amour de jeunesse.

17 05 2022

AK

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