Jeff, un doigt au bout du destin

Voici deux jours que Jeff a décidé de reprendre son destin en main. Sa femme n’était pas contre, ça se comprend : elle est partie avec deux valises, les cartes bleues de son mar(r)i et son portable à elle qui fait GPS, inclus Mappy et plein d’applications subalternes qui la rendent indétectable sur sa décision, ses mouvements, son identité et ses désirs de trouver ailleurs l’homme de sa vie, celui qui rechargera pour un temps ses batteries. L’amour est devenu une grande cuisine sans ustensiles ni lave-vaisselle (fabriquées en Bretagne). Une borne, un jalon politiquement incorrect.

Pendant ce temps Jeff roupille. Certes, il s’est levé pour pisser dans la nuit et en a profité pour récupérer son nounours que Josepha son épouse avait planqué dans le buffet, celui qui a encore une clef pour l’ouvrir. Jeff a découvert la planque en même temps que la lettre d’adieu de Josepha et la fameuse clé dissimulée dans l’enveloppe. Peut-être qu’en tant que narrateur il me faudra vous en lire le contenu. Pour l’heure, patience. Tenez, voici des cartes à jouer pour battre votre coulpe.

Josepha, par contre, n’a pas trouvé la clé de l’Aston Martin de son époux. Elle a pris un taxi et rejoint la gare la plus proche, environ trente bornes, puis s’est engouffrée dans le premier train qui se présentait. Elle s’assit sur le siège à côté duquel un type séduisant lisait un journal breton, « le Jourd’hui », journal dont elle ignorait l’existence mais qui l’intrigua . « C’est un journal local ? » demanda-t-elle à son voisin. « Oui madame, il paraît deux fois par jour. » Le message était clair : engager la conversation pouvait aux yeux de Josepha recharger les batteries à plat ventre de sa rupture d’avec Jeff.

En face de ces deux voyageurs s’assirent, à la halte suivante, une femme gironde et un vieux singe usé à force de monter aux arbres pour recueillir les noix de cocos insoumises dont les touristes raffolent dans les îles, surtout les suisses, qui en font leurs cocktails favoris agrémentés de glaçons alpins, une denrée rare.

Jeff, de son côté, mit le couvert : deux assiettes, couteau fourchette sur la nappe. Une drôle de nappe-monde, en fait. Les chats connaissaient la situation mais n’avaient nulle envie de crever de faim par ce que cet abruti de Jeff avait perdu sa femme. Les chats, en fait, râlaient qu’un homme puisse ainsi laisser une épouse s’envoler. Eux, tabarnac, lui auraient volé dans les plumes, à cette oiselle. Jeff pensait en fait changer de vie. En dégoter une au marché noir, au marché aux puces électroniques. Renaître dans un monde facile plus virtuel que sa vertu terrestre qu’il savait ne pas être éternelle.

Qui jugerait alors ses actes violents, ce vent mauvais qui balayait de disputes la concordance des temps, des conjugaisons conjugales, qui donnerait raison à Josepha, dans cet univers complexe où le destin reste un chemin qui mène nulle part ? La question, dans l’immédiat, ne se posait pas.Il savait cuisiner un œuf au plat, cuire des spaghettis al dente avec des lardons rissolés, les cuisiner à la mode Carbonara, en chantant des airs d’opéras italiens dont il ne connaissait pas les paroles ni l’histoire ou l’intrigue. Josepha lui avait longtemps reproché, alors qu’il faisait du théâtre amateur, de lui entendre dire : » ce soir, je vais me faire une italienne avec les autres acteurs ! ». Le narrateur relut la lettre qu’avait rédigée Josepha et se demanda s’il devrait également lire les fautes d’orthographe dont ce billet regorgeait. Ne serait-ce pas faire offense aux lecteurs de la langue de Molière, de Rabelais et de sa belle-mère, qui en rapportait depuis trente ans du carnaval de Dunkerque pour les collectionner. La mère de Josepha, soit dit en passant, était une grande fêtarde. Quand elle se retrouvait seule avec Jeff, elle faisait ses gammes avec cet engin festif, et lui serinait en buvant une goulée de bière : « Ah, mon petit Jeff, avec moi t’es pas tout seul , pas comme le vieil Eugène qui n’avait jamais la frite! »

Ces pensées rémanentes torturaient le destin de Jeff quant à la finalité de sa mort, le destin étant toujours écrit au coin d’une table de restaurant quand dans son immonde coupelle, la note point. Vers quelle destination se rendait désormais Josepha, quel amant d’un soir, de quelques jours, serrerait-elle dans ses bras pendant que dans la poêle deux œufs frits dansaient ? Il se rendit alors compte qu’il y avait de l’eau dans le gaz, lorsque l’huile giclait gentiment au-dessus de la poêle. Le destin est ainsi fait que l’on ne l’attend que dans les instants improbables où il se présente. Ma grand-mère Noélie en fit l’expérience au siècle dernier, alors qu’elle cuisinait une omelette à son fils de soixante ans, dont la famille disait qu’il était encore puceau, par pure méchanceté. Elle piqua du nez dans la poêle. Raide morte la vieille. Jeff songea qu’avec des pâtes à la Carbonara elle aurait sans doute survécu, vu les petits tuyaux que cette fabrication engendre dans sa conception.

Trois jours plus tard Jeff reçut un message de Josepha, que le narrateur ne peut manquer de vous livrer :

« Jeff, tu n’es qu’un salopar(d). Ta CB est bloquée et ton chéquier refusé partout. Tu as bien manigan(sc)é ton coup. Je me suis faite grugé(e) par le rédacteur en chef du journal qui paraît deux fois par jour, le « Jourd’hui », et par son chauffeur obsédé qui veut que j’aille faire dodo avec son pote aux grandes oreilles, bref je n’ai plus une thune et le chef de gare refuse de me faire crédit sur Oui Oui, tous pareils ces vieux singes, ces femmes girondes qui veulent me faucher la place ! »

Il répondit de suite : « mais les deux valises que tu as prise en me quittant étaient, tu le sais, pleines de fafiots, non ? »

« Sauf qu’ils étaient tous faux ou maculés d’encre. Mon pauvre Jeff, si la vie n’était pas si cruelle on aurait pu utiliser l’encre pour écrire un best seller ! »

« C’est quoi, ça, un best seller? »

« Un roman pour belle mère, pauvre idiot ! »

« Josepha, prends ton destin en main, je m’occupe du mien. » Et Jeff partit au théâtre rejoindre une italienne, dont la langue et le décor étaient plus vivants que morts…

Quant aux chats, ils dorment sur le dos de Noélie, dans une plaine d’Ukraine où la cuisine nourrit encore ses habitants (ne les oublions pas)

24 06 2022

AK

(texte brut…)

11 commentaires sur “Jeff, un doigt au bout du destin

  1. J’ai tout bien lu et je me pose des questions essentielles : 1. Josepha était-elle de Gironde ou du plat pays? 2 pourquoi la Carbonara engendre-t-elle des petits tuyaux chez Conception ?(mariage italo-espagnol sans doute) 3 qui souffle dans la langue de belle-maman? 4 Est-ce que Jeff arrivera avant la générale au théâtre, pour trouver son italienne? Et enfin 5 Est-ce que le Jourd’hui fera la critique du best-seller ? Que peux-tu répondre à ces interrogations fondamentales ? Tu as 24 heures !

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    • j’adore les questions « tordues », sans doute par ce qu’elles sont plus mouvantes et dansantes que mon esprit très cartésien. J’y répondrai demain ! (surtout la première !)

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    • Merci ! (A noter que Noélie et sa poêle à frire est vraie, si je m’en tiens à ce que raconte ma famille. La fameuse poêle se nommait la poêle à fourmis, car il y en avait beaucoup dans la cuisine de la mamie…)
      On raconte des histoires qui ont toujours une part de vérité sauf Jeff et Josepha, qui se portent bien malgré l’âge !😁

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