Jour d’asphalte (5)

 (Malgré tous les efforts du médecin appelé à la hâte, Gabrielle resta dans le coma plusieurs semaines. La plupart de ses facultés mentales conservèrent les séquelles irréversibles de son acte. Une paralysie des jambes l’obligea à ne se déplacer qu’en fauteuil roulant et sa beauté, jadis dévorante, brûla au fil des jours pour ne plus devenir, un matin, qu’une forme rabougrie, repliée sur elle-même, immobile, morte… »

A ce stade du récit, je vis Jean pâlir, s’arrêter de parler, me fixer droit dans les yeux : « morte ! » répéta-t-il. Pour se ressaisir, il vida d’un trait son verre de rhum, puis appela le garçon de café d’une voix brisée afin de commander une nouvelle boisson).

Une minute de silence passa, avant qu’il ne reprenne :

« – Sa mère ne vînt même pas à l’enterrement. Le chagrin, le désespoir qui envahirent ma conscience me rendirent fou de douleur et, sans l’aide de quelques proches, je ne serais pas ici à cette heure. Ils m’aidèrent à reprendre goût à la vie, m’incitant à retravailler avec acharnement et à puiser par l’ouvrage une reconstruction de mes sens. Leur présence, au bout de quelques mois, me permit de regagner les rivages de la vie courante, mais guère ceux du rire et de l’amour. Une idée de vengeance naquit vis à vis de la personne que je savais être responsable de la mort de Gabrielle. Dès lors, patiemment, je mis au point mon plan. Cela devînt une obsession dans les moindres détails,chaque aspect jaugeant la perfection du geste, afin de mieux déguiser le meurtre en accident.

Je possédais déjà les clefs d’entrée de la maison, Gabrielle en ayant eu les doubles. Afin de connaître avec certitude les heures durant lesquelles madame C, s’absentait, je la filais pendant deux semaines. Elle vivait seule et recevait certains jours précis quelques amants. Sa vie étant fort bien réglée, je n’eus aucun mal à pénétrer chez elle et à me livrer durant plusieurs jours à à certains travaux de plomberie. Tu seras sans doute étonné, Charles, de m’entendre prononcer le mot plomberie quand ton imagination songe à un meurtre sanglant, revolver ou couteau, à un acte aussi cruellement égal à celui dont je fus victime par la perte interposée de Gabrielle, non. Je m’occupais de plomberie au sens noble du terme.

Voici comment je procédais : je me rendis dans la salle de bain, défis les garnitures de la baignoire afin d’accéder au tuyau d’évacuation d’eau. Puis, avec beaucoup d’habileté, je dévissais un joint et introduisis un fil électrique dans la colonne montante jusqu’à l’évacuation supérieure, le « trop plein », de ladite baignoire. Ensuite, je calfeutrais à l’aide de mastic mou et de caoutchouc l’espace du joint non revissable, et ayant eu soin de pratiquer une infime ouverture dans l’encastrement de la baignoire, j’y passais le fil et le laissais courir sous la moquette, le rendant parfaitement invisible. Je dévissais ensuite la grille supérieure d’évacuation et installais les deux terminaisons dénudées du fil de façon à ce qu’elles ne contactent pas le tuyau de plomb ni ne se court-circuitent entre elles. Je replaçais la grille et m’occupais d’adapter une prise mâle à l’autre bout du fil, la dissimulant ensuite sous la moquette, à un angle de la pièce masqué par un radiateur. Tout était prêt. »

Il eut un mauvais sourire et poursuivit :

« – Je connaissais suffisamment, pour y avoir épisodiquement vécu, les habitudes de madame C, dans son logis pour savoir que chaque jour de la semaine, vers neuf heures du matin, elle prenait un bain. Trois jours passèrent avant que je n’agisse. Nous étions lundi, jour anniversaire de la mort de mon épouse, cela peut sembler être un détail mais il revêt pour moi son importance. Bref, à sept heures trente, je poussai le verrou de la porte d’entrée, me dirigeai droit vers la salle de bain, branchai la prise et me cachais dans un débarras contigu servant de buanderie. Le réveil sonna à huit heures quarante cinq dans la chambre de madame C.; des pas me frôlèrent, j’entendis un bruit de robinet déclenchant une cataracte d’eau chaude. Les pas s’orientèrent vers la cuisine, le réfrigérateur cliqueta mollement, suivi de divers craquements. Puis retour feutré des pas dans la salle de bain. Arrêt des robinets. Douce sensation d’un corps chantonnant qui s’enfonce dans l’eau. Et cri, très bref, claquement foudroyant du cœur. Tâche accomplie. Dès cet instant je me précipitai vers le compteur électrique et coupai le courant. Le corps pétrifié de la femme dans la baignoire, parmi l’odeur des sels s’entremêlant aux chaudes fumerolles, cette vue macabre me fit exulter. Je vidais l’eau, récupérais le fil en prenant soin de replacer la moquette dans son état initial, revissais le joint, rangeais mon matériel, grattais les particules de mastic puis essuyais mes empreintes. Le petit trou de l’encastrement de la baignoire fut minutieusement rebouché et, de nouveau, je remplis le bac d’eau, puis je branchais un fer à cheveux que je plaçais à l’extrême limite du niveau de l’eau, après en avoir humidifié les résistances. Avant de quitter les lieux je ré-enclenchais le compteur. Je venais d’accomplir mon forfait dans les règles de l’art. »

Il but une gorgée, la énième, soupira et voyant que mes yeux se fixaient sur lui, continua :

« -On trouva le cadavre le lendemain. La police mena une enquête rapide et conclut à l’accident par hydrocution. Je fus contacté un jour plus tard et l’on m’annonça la nouvelle. Un certain inspecteur Hallop, je crois, me posa quelques questions, mais mon alibi était excellent.

J’avais quitté Paris l’avant-veille des faits pour Toulouse, avec mission de superviser des fouilles entreprises dans cette région. Il s’agissait de vestiges gallo-romains. Ce que j’avais tu aux enquêteurs, c’est que durant la nuit précédent l’accident j’avais pris le train, grimé et rendu -sait-on jamais!- méconnaissable par une moustache postiche et des lunettes, jusqu’à Paris. Puis, après mon forfait, j’étais redescendu par ce même moyen à Toulouse, retournant sur le chantier archéologique vers seize heures, en prétextant des ennuis de mon véhicule de fonction avec lequel j’étais censé me déplacer en permanence. Mais comme je supervisais on ne s’inquiéta guère de mon retard et personne ne me posa de question.Voilà, Charles. Cela fera bientôt cinq ans que cette histoire se terre dans mon cerveau et me ronge. Avouer un tel crime dont je subis chaque jour les effets ne servirait finalement à rien. La prison est dans mon crâne et se répercute dans mon corps entier, reclus à perpétuité. »

Quand il acheva son récit, l’ivresse avait gagné nos esprits. La nuit envahissait les alentours du café rempli à présent de jeunes et d’arrivistes anônnants. Un silence s’instaura entre nous ; nous échangeâmes encore quelques paroles anodines, puis nous nous séparâmes. Je regardais Jean se lever et s’éloigner en chancelant, tremblant d’ivresse et de solitude. Quand il eût disparu de ma vue, je me levai à mon tour et pris la même direction. Je marchais assez vite et parvins à le rejoindre dans une ruelle déserte et fort mal éclairée. Il se retourna, surpris d’être suivi, et ses yeux rougis soudain s’expansèrent à quelques centimètres des miens, très exactement à la vingtaine de centimètres de la dague qu’à l’instant je lui enfonçais dans le cœur. Je jetai l’arme dans une bouche d’égoût avec répugnance. Mais le mobile de mon crime était simple : j’avais tout manigancé pendant qu’il soliloquait, pour tenir ce serment : ne pouvoir raconter cette histoire qu’une fois Jean Lecourt décédé. Et maintenant je la livre à mon tour, et me perds.Une main se pose sur mon épaule. Je sursaute.

C’est John. Je regarde la montre sur le tableau de bord : neuf heures trente cinq. Il rit de m’avoir surpris.

« – Tu t’étais encore absenté de chez toi, Rudolf ?

« -non, non je rêvais que je venais d’assassiner le type du troisième rang !

John éclate de rire, tout en lorgnant Jean Lecourt.

« – C’est plutôt lui qui aurait une gueule de tueur avec sa tronche de chirurgien d’académie de billard ! »

J’acquiesce. Il s’essuie les yeux, baye aux corneilles.

« – Moi, reprend-t-il, j’ai rêvé que nous étions dans un bus qui nous menait à cent vingt kilomètres heure vers une ville qui s’appelait Roccalito. »

AK

4 commentaires sur “Jour d’asphalte (5)

Répondre à toutloperaoupresque655890715 Annuler la réponse.

Choisissez une méthode de connexion pour poster votre commentaire:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :