Jour d’asphalte (10)

 (Mon crâne oscille dans les brumes du sommeil ; il remue comme ballottaient au rythme de la danse de saint Guy les petits bateaux de pêche dont les câbles frappaient les mâts, faisant chanter le vent sur différents octaves. Un caboteur quitta le port dans la brume, mêlant les gaz de son moteur bruyant aux rires cyniques des mouettes. Il faisait froid .Peter Mac Pherson regardait partir son père.)

Il le vit traverser le jardinet qui bordait le cottage, en front de mer. Une centaine de maisons identiques se dressaient ainsi sur cette terre glaciale, où chaque famille personnalisait son logement en le peignant de tons vifs. Ainsi dans le brouillard surgissait un peu de chaleur humaine. Peter avait douze ans. Rompu aux exigences maritimes il possédait la carrure et le maintien d’un adolescent de seize ans. Ses deux frères, plus âgés, naviguaient sous différents tropiques depuis plusieurs années. Un jour lui aussi partirait. Son père, trop vieux désormais, remaillait les filets sur le port, aidait ses compagnons à régler certains problèmes techniques et accessoirement à écoper leur estomac trop rempli de bière et de whisky.Peter parlait peu en général et jamais de sa mère en particulier. Celle-ci s’était faite écraser par une automobile, un jour terne d’octobre à Glasgow. Et ce que taisait Peter, c’est la honte qu’il porta en lui dès l’instant où il apprit que le conducteur assassin appartenait au club de football rival : le Celtic. Il n’admettrait jamais que sa mère se soit faite occire par un focking bastard. Alors il n’en parlait plus depuis trois ans ; même son père n’abordait plus ce sujet, ayant banni toute photographie, tout portrait de son ancienne épouse. Peter s’occupait des tâches ménagères et, lorsque son père s’enfonça dans le brouillard, il regarda l’horloge : deux heures devant lui avant l’école, pour laver rincer essuyer mitonner dresser la table serpiller bourrer la cuisinière de tourbe et partir vers le banc de son école où il contemplerait, une matinée entière, les fières rondeurs de l’institutrice.

Mademoiselle Maggy Mac Gee, très respectée dans le village, portait avec aisance la trentaine d’années dont la vie l’avait gratifiée. Même les ivrognes, ceux qui faisaient la fermeture du pub en emportant de sérieuses réserves de canettes afin de supporter le le choc de la cloche tintinnabulant vers treize et vingt deux heures trente, n’osaient pas dans leur ébriété diriger leurs yeux brillants, leur haleine fétide, en direction de miss Mac Gee. Les foudres de l’impuissance craquelaient leurs esprits ; l’alcool se propulsait violemment dans leur cervelle, leurs oreilles, en une extase divine dont Maggy seule produisait l’effet.

Sous ce rude climat au trop court été, Peter Mac Pherson, les yeux vissés sur la croupe splendide de Maggy, rêvait. Ses frères, lors de courtes escales, lui avaient raconté des histoires à dormir debout, dans lesquelles s’enchevêtraient des arbres si hauts qu’ils arrêtaient les nuages, des chaleurs si écrasantes que même les mots tombaient à terre et se consumaient de suite, des animaux dont il n’aurait pas idée tant ils étaient sauvages et sanguinaires. Ses frères parlaient de légendaires tempêtes, de villes d’écume surgies des flots bleutés, de gens multicolorés, de pays merveilleux, et lui, Peter, l’œil résolument fixé sur les courbes célestes de Maggy, rêvait. Il amalgamait les mathématiques, l’histoire et les différentes disciplines scolaires à son imagination frissonnante, et les plaquait en un désordre complet sur chaque partie du corps de l’institutrice. Les bras de Maggy devenaient boas, charmeurs de serpents, danseuses javanaises, ses jambes fleuves, Amazone, Iénisséi, Danube, marche d’Attila sur l’Europe, ses fesses se transformaient en poussées d’Archimède, en derviches tourneurs, en pommes du jardin des Hespérides, les seins et le cou en oies du Capitole, en pains de sucre de Rio de Janeiro, en fraises des bois de la forêt de Compiègne. Mais c’était surtout le visage de Maggy que Peter métamorphosait Peter.avec le plus d’aisance : vierge de Fatima, citrouille d’Halloween, tigresse bengali et, lorsqu’elle brisait sa rêverie, sœur jumelle de Nessie.

Lorsque la classe se terminait, Peter courait au pub du port où son père écopait les estomacs pleins de bière de ses amis pêcheurs et, les jours de pluie, se faisait offrir une pinte de Guiness ou de Mac Ewans, ponctuée d’une partie de fléchettes, elle-même agrémentée d’une Tartan’s bien stout… Lorsque tintait la cloche et que se baissait sur le comptoir le lourd rideau de fer, Peter et son père rentraient en dérivant jusque dans leur pavillon où cessait la complaisance : raviver le feu, réchauffer les pies, ces petits pois bien verts, la purée compacte, servir le repas au père constituaient les tâches octroyées d’office au jeune Peter.

Parfois, le chant grave d’une sirène de paquebot sourdait du brouillard. Tout le village se précipitait alors vers le quai principal voir si quelques touristes lui rendrait visite. Certains se munissaient de leur cornemuse, des commerçants regarnissaient leurs présentoirs rotatifs de cartes postales où l’omniprésent bleu du ciel proposait son exotique paraître, quand le givre et l’onglée cinglaient les âmes et les corps endurcis des autochtones. De la musique,venue du bateau et soufflée par le vent parvenait jusqu’aux oreilles cramoisies du village sous forme de tranches saccadées à la limite de la cacophonie, quand intervenaient en écho les joueurs de cornemuse,, mais tous les villageois se réjouissaient, amassés sur les docks. La plupart des ivrogne se mettaient à danser une gigue grotesque qui amusait les enfants. Mais le paquebot repartait sans qu’aucun touriste n’eût débarqué, ne serait-ce qu’un instant, pour nourrir l’économie du village qui choirait à nouveau dans la faillite, touristiquement latente. Et chacun retournait à ses occupations, les commerçants maudissant le navire, les oisifs riant sous cape de la déception de ceux-ci. Parmi ceux qui râlaient pour un oui pour un non c’est le vieux Cameron Mac Donald qui détenait la palme. Il possédait une petite boutique de lainages et bimbeloteries depuis trente cinq ans et, bon dieu de bon dieu, il fallait avoir eu des ancêtres marins-pêcheurs pour joindre les deux bouts .Vivoter ainsi n’était pas digne d’un honnête homme comme lui, et son humeur, bercée au rythme des saisons, s’en ressentait, corne de brume ! Les gosses prenaient un malin plaisir à faire enrager le vieux et s’il venait à passer un ou deux adultes condescendants, ils redoublaient d’ardeur pour se faire payer des bonbons.

Peter Mac Pherson n’était plus un gamin ; il le savait depuis que régulièrement il volait des paires de chaussettes en pure laine vierge dans les rayonnages du vieux Cameron. Le vieux grigou hurlait chaque soir, quand en faisant ses comptes il s’apercevait du manque à gagner. Tous les habitants qui se trouvaient alors dans le sens du vent (et ils étaient nombreux!), pouvaient ouïr les vociférations du vieux Mac Donald, avant de porter la nouvelle au pub où la tournée générale était offerte par le gérant. Une vieille querelle les opposait. Campbell Mac Griffith n’aimait plus le vieux Cameron car celui-ci avait refusé de lui donner la main de sa fille, et il avait du épouser une mégère grasseyante prénommée Carol, qui lui menait la vie dure. Alors, à chaque occasion, Campbell se vengeait s’attirant l’allégeance du village en offrant une pinte augmentée d’un Three Gooses à chaque adhérent à la rigolade présent dans le pub.

Les légionnaires de la Reine et la Salvation Army ne faisaient qu’une et ême personne dans ce village : le pasteur. John O Hara n’était guère apprécié de quiconque. Il ombrageait la place publique -même les jours de pluie- disaient ses détracteurs et surtout ne buvait pas une goutte d’alcool, attitude considérablement néfaste vis-à-vis de ses concitoyens. Il mourrait jeune, voilà tout. La valeur curative de ce breuvage n’égalait pas pour cet irlandais de souche toute théosophie. Voilà pourquoi sa disparition serait prochaine.

Peter Mac Pherson revenait du pub en compagnie de son père remailleur de filets lorsqu’ils croisèrent Maggy Mac Gee qui s’en revenait de l’école en houspillant un troupeau de moutons laineux. Elle se rendait chez le vieux Cameron. Un groupe d’ivrognes se délassant les coudes en les posant sur les épaules du voisin chantait à tue-tête une vieille rengaine. Campbell et Carol Mac Griffith marchaient dans Main Street, poussant un landau dans lequel dormait leur douzième enfant. Le reste du village s’amusait sur le quai principal, subodorant une corne de brume rauque telle une sirène de paquebot. Les enfants, évadés des jupons de leur mère, excitaient le vieux Cameron dans sa boutique, tout en mâchonnant du fudge à la pistache.

Peter songea à ses frères qui, sous les tropiques, devaient bien rigoler avec des Maggy Mac Gee de toutes les couleurs. Son père salua avec courtoisie l’unique institutrice auréolée de tous les feux de la terre, avant d’aller rejoindre le groupe d’ivrognes et remplir sa fonction d’écopeur d’estomac dans le pub de Mac Griffith qu’ils suivirent en chantant l’ode à Carol et à la citrouille d’Halloween. La sirène retentit, vibrante dans le port minuscule, suivie d’un fracas majuscule de tôle éventrée. Les joueurs de cornemuses gonflèrent leurs outres d’air et se mirent à souffler dans la brume. Le vieux Cameron plaça ses cartes postales dans le présentoir amovible et ses vêtements handmade dans la vitrine. Ce coup-ci, les villageois étaient sûrs que viendraient les touristes…

Je bondis sur mon siège. Ce n’est pas une corne de brumee mais John qui klaxonne à outrance tout en vociférant. Nous avons atteint les premières pentes des collines et dans la succession de virages dans lesquels nous brinquebalons, impossible de dépasser cette vieille guimbarde pilotée par un nain octogénaire, sourd aux invectives réitérées de John. Celui-ci enrage de la perte de temps subie par l’excès de lenteur de cette caisse à savon. Finalement nous parvenons à la doubler, dans un concert de rugissements mécaniques, d’injures et d’avertisseur. Onze heures trente. Nous approchons de Ballup, après avoir parcouru cent soixante dix kilomètres.

AK

5 commentaires sur “Jour d’asphalte (10)

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