Autobiographie Kon-fidentielle

Hier un drôle de type est venu frapper aux carreaux de ma baie vitrée. J’en fus tout étonné, car je vis au seizième étage d’un immeuble vétuste dont l’ascenseur ne fonctionne plus depuis des mois. Mais baste. Il avait l’air jeune et parlait français, chose, il faut le reconnaître devenue rare depuis que plus personne ne parle à personne, hormis le langage des poings américains et des menaces proférées par des doigts d’honneur. Le gars avait l’air sympathique, et j’ai entrebâillé la porte-fenêtre suffisamment pour qu’il ne puisse pas y coincer un pied.

« Bonsoir monsieur, êtes-vous monsieur K. ? K comme Kafka.

« Ah non, monsieur, je suis monsieur K comme Karouge.

« C’est intéressant, m’a-t-il répondu, tous les K m’intéressent. »

J’ai de suite pensé à un killer en série cherchant à écrire une histoire qui lui vaudrait ad minima d’être publié dans les éditions Ouest France, en 2023. Mais ce n’était pas le cas, ni le K. Avec une gentillesse sans hypocrisie il me demanda s’il pouvait entrer car le blizzard sévissait dans les hautes tours . Il m’expliqua qu’il rédigeait une thèse sur les gens dont le patronyme commençait par la lettre K, et qu’ainsi je faisais partie intégrante de ses recherches. Pourquoi la lettre K, lui demandai-je. Il évita la question, répondant évasivement que c’était la seule lettre qu’il ne pouvait placer au Scrabble, ce qui handicapait ses chances de gagner la partie et d’empocher la mise souvent conséquente des paris en ligne.

Nous bûmes quelques verres d’armagnac Saint Pé puis en vînmes au fait : il désirait savoir d’où venait mon patronyme.

Je me montrais très réticent, puis, un verre suivant l’autre, je lui narrais l’affaire, qu’à mon tour je vous raconte, le mystère s’étant évaporé dans le petit Pays où je pensais m’être caché.

Installez-vous dans un canapé confortable.

Pourquoi Karouge ?

Voici maintenant plus de quarante cinq ans, je bougeais avec une copine ici et là, dans le monde libre. Le chemin nous mena à Genève, sous les premiers frimas (Noël était très proche). Sans connaître la ville nous nous dirigeâmes vers le quartier de Carouge, où la vie étudiante foisonnait, et entrâmes dans un café surchauffé dans lequel régnait une convivialité, des discussions et de la bière peu chère, bref le lieu idéal où poser ses fesses quand le froid s’installe dehors. Le café puait la clope et les étudiants papillonnaient, auxquels nous nous mêlâmes et échangeâmes sur le monde, les voyages et les utopies qu’à cette époque la planète offrait sans en marchander le coût. Ainsi la soirée passa, intense et jouissive, jusqu’à la fermeture du bistrot, vers minuit.

Je sentis que mon interlocuteur connaissait déjà les paroles que j’avais encore en bouche. Il sourit, mais se tût. Mais il aurait pu les dire lui-même :

Quand le bistrot a fermé sa porte, il y avait une bonne trentaine d’étudiants pleins d’idées, de rêves et de projets. Mais aucun ne vous offrît de vous héberger pour la nuit, c’est ça ?

C’est ça.

Dehors la neige tombait à petits flocons. Pas un petit suisse nous offrant l’hospitalité, tu as presque vingt ans, mec, ta gonzesse te tiendra chaud. Et oui les gars, on a des supers sacs à dos. Vers minuit nous avons trouvé un local non verrouillé mais fermé aux intempéries où étaient stockés les conteneurs de poubelles. À l’abri du vent. Au petit matin, un homme, un portugais sans doute, nous réveilla avec le bout de son balai et nous demanda de déguerpir en vitesse, ce que nous fîmes (on n’ allait pas refaire une scène genre « pain et chocolat ») .

Ensuite, d’autres aventures genevoises suivirent, mais courtes dans le temps où elles se déroulèrent.

Alors, bien sûr, tu ne me demandes pas pourquoi je m’appelle Karouge avec un K et pas avec un C. À vrai dire, c’est une question d’esthétique, ou plutôt un viatique : quand on ne peut pas compter sur les autres, on se démerde tout seul.

C’est une ligne de vie que rien ni personne ne peut trahir.

Le gars qui me questionnait me regarda dans les yeux ; quelques larmes coulaient sur ses joues. Il me dit : « je suis suisse, et je regrette. »

Alors nous explosâmes de rire. Mais nous avions vidé toutes les bouteilles, cela va de soi.

16 09 2022

AK

10 commentaires sur “Autobiographie Kon-fidentielle

    • Vous compter parmi mes abonnés , bien que beaucoup aient disparu dans les méandres du temps est un réel plaisir. Hormis Ibonoco, que je suivais sur son blog, je sais qu’il me faudra désormais surveiller mon langage, car votre humour pourrait bien croquer le mien. J’attends donc vos propres évènements mémorables carougiens, qui peuvent s’inscrire en article sur ce site. Ce peut être amusant, ou du moins (mot à la mode) participatif (finalement, cet adjectif ne convient pas).
      Agréable. Ah, c’est mieux, non ?

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      • Merci à vous ! J’aime l’humour décalé, fin et subtil et avec vous, Pat’ la Rage et mon olibrius Véro, l’exercice est à chaque fois, le niveau est élevé. Un petit défi cérébral qui me plaît bien.
        Votre billet m’a ramenée dans un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître.
        Carouge… comment résumer en quelques mots. Une de mes meilleures amies avait perdu son papa et j’avais donc décidé avec une autre amie de me rendre à la crémation qui avait justement lieu à Carouge. Seule information dont je disposais.
        Pas de GPS embarqué à l’époque dans ma voiture d’étudiante.
        Une fois la frontière Suisse passée, nous fûmes dans le flou. En passant devant une église, je m’aperçois qu’un enterrement s’y prépare. Foule, corbillard. Comme une évidence.
        Je stationne l’auto et nous nous mêlons à la foule.
        Regards en coin, moments de solitude quand je me rends compte que je ne connais personne et que notre amie n’est pas là. Je vais voir de plus près l’affiche positionnée sur le parvis de l’église sur laquelle est inscrit qu’il s’agit des obsèques de R. Sauf que nous venions pour P. Comme si nous étions seules, je crie à mon amie que ce n’est pas le bon défunt. Bien entendu, ce n’est qu’une fois avoir ouvert la bouche et prononcé la phrase malheureuse que je me rends compte de mon énormité et nous filons à la manière de deux crabes nous réfugier dans l’auto.
        De nouveau sur la route, mon amie me rappelle que je lui avais parlé d’une crémation.
        Ah, euh, oui. Nous nous arrêtons donc à plusieurs reprises pour savoir si un crématorium se trouverait par hasard dans le secteur. Un monsieur finit par nous indiquer précisément comment nous y rendre.
        Enfin arrivées, nous faisons une entrée remarquée puisque la cérémonie a commencé, que la porte de la salle aurait grand besoin d’être graissée et que les deux seules places disponibles au fond nécessitent que toute la rangée se décale.
        Au bout de quelques minutes et aidée par la musique d’une tristesse absolue, je me mets à pleurer comme une madeleine. Les larmes affluent et l’une d’elle, plus abondante que les autres, éjecte une de mes lentilles de contact.
        Il faut savoir que je suis très myope et astigmate. Transformée en cyclope panique je cherche, cherche mais ne trouve pas la petite membrane de silicone. Je ne l’ai retrouvée qu’à la fin de la cérémonie, sèche, sur l’épaule du monsieur devant moi.

        Pardon d’avoir été si longue. Vous comprendrez pourquoi depuis que je vous lis, il y a un lien assez particulier. Vous voilà dans le secret désormais.

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      • Votre texte est parfait, contient tout un bouquet d’ingrédients qu’il faut mettre dans la marmite du lundi, pour revivifier au maximum les moins de vingt ans qui passent chaque matin devant chez moi pour se rendre au collège, le nez sur leur tablette.
        Mais ici pas de crémation en vue, juste 3 stères de bois de chauffage livrés en vrac qu’il va falloir empiler pour l’hiver. L’an dernier nous étions déjà affolés devant la montagne versée dans la courette, peut-être allons-nous devoir kidnapper quelques collégiens pour nous aider, quitte à leur faire leurs devoirs (le prix est exorbitant, avec l’inflation galopante). Mais ces filous ont tous des calculettes pour l’arithmétique, et la géométrie n’est pas encore leur espace gravitationnel. Bref, nous allons encore en baver !
        Merci pour votre récit, et votre humour.

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      • Je vous remercie.
        Ma prose n’est pas d’une qualité exceptionnelle, mes qualités rédactionnelles étant meilleures la nuit.
        Nos moins de vingt ans feraient bien de revoir leur copie. On apprend bien plus de choses dans une courette avec un petit karouge illustré que le nez sur la tablette. Qui plus est, c’est bien moins mauvais pour les yeux.
        Je viendrais volontiers vous aider, ma tablette me sert uniquement à regarder des documentaires. Quant à mes vingt ans, ils sont loin, j’ai passé l’âge d’aller au Macumba. La dernière fois que je me suis rendue avec des amis dans un établissement destiné à se trémousser et à se faire renverser des vodka-Redbull dessus, je n’ai pas dépassé le vestiaire. J’ai entendu un jeune garçon demander à ses amis « C’est qui qui est venu avec ses parents ?? » en nous regardant.
        Nous sommes repartis en moon-walk. Je regrette juste de ne pas l’avoir repris sur sa maladresse grammaticale, il méritait le bougre.

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