les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
J’ai eu du mal à sortir du lit Laurina, mais celui-ci était ce qu’on nomme vers La Bourboule, dans le Puy de Dôme, un « lit wagon ». Je supposais qu’elle était partie en voyage durant son sommeil, ce qui ‘était le cas. Ses premiers mots furent « chéri, on est à Venise ou à Istanbul ? » Bien entendu, ces paroles ne s’adressaient pas à moi. Mais elles me firent rêver de grands voyages et quand j’eus poussé Laurina hors du lit j’hésitai entre être un apache ou un héros de western, plutôt outlaw que shérif. J’aurais pu, en cette circonstance, la scalper ou la détrousser de ses bijoux avant de la violer et de l’abattre. Heureusement, je suis un gentil mari et mon pistolet n’est pas létal. J’ai préparé son petit déjeuner et seul le café fumait, pas le canon de vin que je venais d’avaler avant de venir la réveiller. Et puis, il y avait le chat. Le chat qui ronflait sur la couette, gardien des rêves de Laurina, du collier en perles du Japon qu’un ambassadeur (dans son rêve) lui avait offert dans le Transsibérien, juste avant d’embarquer pour le pays du Soleil Levant (ce qui n’était pas le cas de Laurina). Il faut admettre que le sommeil porte des songes plus extravagants que la réalité, surtout le matin, quand il ne reste qu’un quart d’heure de digestion avant de descendre l’escalier pour prendre le bus 14, qui passe à 7h12 tous les jours (sauf samedi dimanche et jours fériés), et dont on ne connaît que par habitude l’horaire chronophage du retour. Et le chat. Un gros mafflu avec des griffes énormes, qui vous regarde, prêt à bondir et dévorer votre vie privée quand un moment d’intimité vous sourit.
Laurina ce matin-là prit l’autobus en vitesse, agitant ses bras comme des ailes d’ oiseaux gavés de plastique qui ne peuvent plus voler. Le chauffeur stoppa et lui demanda de lui dire la nature de son retard, tout en lui proposant un paiement semblable (il trouvait cela amusant de le dire aux clientes à la bourre).
J’observais la scène, depuis la fenêtre du premier étage qui donne sur la rue. J’avais désormais toute latitude pour m’occuper du chat auquel Laurina avait donné le nom stupide de Koshka. Un matou aux yeux bleus qui avait perdu ses poils depuis vingt ans sur les divans en velours et les tapis d’Iran qu’il affectionnait. Laurina s’était toujours montrée clémente avec cet animal qui lui servait essentiellement de bouillotte entre l’automne et l’hiver, ces agents rigoureux descendus de l’hémisphère nord pour faussement réconcilier sous la couette les couples dans les lits quand le chauffage est interrompu. Mais les lits-wagons, pour peu qu’on tire les épais rideaux, survivent à tous les frimas dans l’intimité. Sauf quand l’amour s’égare dans les trajectoires de rêves éphémères. Ce qui était le cas, sauf pour la suite de cette histoire.
Une fois, passe encore, mais si chaque matin on me tire par les pieds, hurla Laurina, qu’il me soit offert un petit déjeuner à avaler rapido et que le bus 14 soit en avance le matin et en retard le soir, mon doux mari, changeons de vie, allons vers celles de nos envies et, pourquoi pas, changeons de train de vie. La scène se passa un samedi matin, alors que pris par l’habitude, j’avais tiré du lit ma femme, qui connaissait parfaitement le calendrier. J’étais comme un idiot et ne pus que lui dire : « et Koshka ? »
Pas de problème, mon aimé, avec son nom nous franchirons la frontière. Emmenons-le !
Il ne restait que deux places dans le train, deux places dites « de luxe », les commanditaires avaient étrangement disparus, et avec un pourboire conséquent, nous pûmes enfin voyager, Koshka dans sa cagette (qu’il fallut payer double). À Brest-Litvosk, en Pologne, on changea durant la nuit les essieux qui n’étaient pas aux mêmes normes que les européennes (comme en Espagne).
« Sommes-nous arrivés à Paris ? » me demanda-t’elle. Et pour la première fois, c’est à moi qu’elle demandait cela. Quelque part, pourtant, je savais que nous avions quitté tous nos rêves, ceux de vivre dans le pays qui était le nôtre.
+Koshka= chat, en russe
27 09 2022
AK
koshka ou katua c’est moins sujet à erreur que gato, qui risque d’être dévoré en un éclair (parfois de génie)
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