Un samedi derrière le prochain

 samedi 16 janvier 2010 par AK Pô

Raymonde, je suis à la bourre. Aide-moi. Tu sais, j’écris de petits articles sur un site citoyen, qui paraissent le samedi, comme ça les ménagères peuvent aller faire leurs courses avec leur jules sans se faire de tracas. Le samedi, pas de nouvelles sur la marche du monde intercommunal, les racontars des politiques, les magouilles des marchands d’illusion, non, ma grande, le samedi c’est tout pour nous, les petites gens. Le reste, on s’en fout. Paul est passé ce matin nous apporter des carottes du jardin ouvrier , faudra penser à en donner à la mère Juju, avec des poireaux, des navets et des pommes de terre, elle se fera la soupe pour la semaine. Les petits d’Agnès sont malades, faudra voir dimanche si elle a besoin qu’on les garde la semaine prochaine. Elle vient de décrocher un boulot, c’est pas le moment de lâcher, pour elle. Tu te souviens, petite, elle était tout le temps malade, elle aussi. C’est ça les pauvres, fragiles l’hiver et vaillants dès que le soleil les réchauffe. Et les femmes seules, ce n’est pas les hommes qui les réchauffent, pas vrai Raymonde petit coeur, sauf ceux qui vont au charbon, mais maintenant, avec la pollution, moins ça gaze et plus ça fonce dans le mur.Mince, je ne sais plus où j’ai mis la liste des commissions. Pourquoi tu ris, joli coeur ? Je te parle des commissions pour manger, pas de celles destinées à nourrir les gros lards, tiens, on pourrait créer un système de transports tout à fait adapté aux besoins des gens, un mode de démasquage des ordures a-ménagères simple et efficace, fabriquer des bouteilles en plastique composées d’un seul type de plastique dans une usine de la ZI à l’abandon, faire une rocade à sens unique, t’arrives de L. tu fais le tour de la ville et sors à B. pour aller dans la zone commerciale de C., tu voyages, tu circules, tu vois du pays, tu peux doubler partout. A chaque rond-point, on crée des aires de repos avec restaurants rapidos pour les djeuns stressautants, des cheminements piétons sur tapis roulants qui vont vers la ville avec des bus des vélos des triporteurs des ânes et des carrioles. On réhabilite les logements occupés par les bourgeois pour qu’ils s’y claquemurent et on part en vacances dans les espaces verts de la ville du printemps à l’automne, on taille les roseraies du parc public, on garde les moutons, les vaches à la fac, et on promène les vieux et les gamins dans des brouettes le long des allées Catherine de Bourbon, où des jardins ouvriers se sont développés d’eux-mêmes, on sème dans la coulée verte et on s’aime partout où ça sent bon le plaisir de vivre. On peut en faire nous-mêmes, des commissions, pour élaborer de tels projets. Mais c’est samedi, ma Raymonde adorée, on va aller s’acheter du tout fait tout frais chez les paysans à grosses pognes, faut pas se biler. Les giratoires, on les prend jamais, on marche à pied en regardant les vélos filer, les chiens renifler. Tiens, le petit Joël en a eu un en cadeau, à Noël. Si tu voyais sa tête, au mioche ! il le trimballe partout, de Verdun au Hameau, et vas-y que je galope ici, là, partout ! il finira chauffeur de taxi, ce petit ! C’est l’heure. Le soleil commence à rentrer par la fenêtre, il va faire bon. Vérifie que le cabas n’est pas troué, un agent du fisc pourrait récupérer nos coquillettes. Toutouzouzou, arrête de mordre ta laisse, on y va, on y va… Tiens, au retour, on passera voir Carlito, il aura peut-être un bon tuyau pour réparer la chaudière, non ?…
-par AK Pô
14 01 10

Conte de Noël long comme une nuit d’hiver

lundi 21 décembre 2009 par AK Pô

Il était une fois, au pays merveilleux que constitue le monde du Travail, un prolétaire qui cassait la croûte entre midi et une heure dans son fourgon, en écoutant Radio Bingo. Quand il ne resta plus que l’emballage papier du sandwich, que sa dernière bouchée l’expédia loin des îles hawaïennes, du sable et des sorcières – dans sa tête, il mangeait un « sand-witch »-, il réalisa que sa pause était aussi terminée que l’espoir d’un afghan de passer en Angleterre, et que le boulot instrumentalisait son stress en rentabilité sonnante et trébuchante.

Un gros container à couvercle vert, en bord de route, lui intima l’ordre de verser dans son ventre le papier graisseux, reliquat d’un repas sur le pouce, le menaçant de le mettre moralement à l’index au cas où il refuserait (dans le monde du Travail l’écologie est la préoccupation primordiale des patrons). La poignée du couvercle en plastique scintillait encore de givre que le soleil bas de janvier ne parvenait pas à réduire en eau, si utile et rare pour la planète, quand celle-ci se promène entre Las Vegas et les Émirats en passant par la mer d’Aral ou les serres andalouses. Ses grosses pognes, crevassées comme les reliefs d’un repas misérable, soulevèrent le PVC rigide. Le bras levé maintenant la barre l’homme se pétrifia soudain : sur le sommet de la masse de déchets, étendu sur un carton d’appareil ménager, dormait un ours en peluche.

Bon dieu, de quel néant sortait donc ce petit animal qui le regardait intensément de ses yeux noirs ? De quel monde enfantin avait-il donc été exclu, ou, qui sait, quels parents indignes l’avaient-ils subrepticement dérobé à leur enfant, le remplaçant en un tour de magie par une box quelconque avec manettes boutonneuses aux couleurs criardes ? Il est vrai que son aspect était peu ragoûtant. Sale, imprégné des miasmes confinés dans la grande boîte, petit et les poils collés en touffes semblables à de minuscules stalactites, à une barbe d’intellectuel enfermé dans un stalag pour offense au chef de l’État (là, on imagine mieux le look du nounours), il portait, ridicules attributs, un nœud papillon rouge autour du cou et un bonnet de père Noël sur le crâne, lui mangeant une oreille. L’homme songea qu’une grand-mère facétieuse ou couturière avait ainsi paré le pauvre ours, déjà en disgrâce, pour lui redonner vie auprès de la gamine (un gosse aurait de suite déchiré les bouts de tissu, par défi), le revaloriser dans une de ces chaumières perdues au fond des bois, reliées au monde moderne par le passage des éboueurs, les containers à roulettes et la télévision à écran plat dehors comme dedans.

L’homme alors fut traversé par une pensée radicale : mon petit père, sans doute celle à qui tu tenais compagnie t’aimait. Je ne sais quelles causes vous ont séparées, mais sache que désormais nous allons faire route ensemble. Tu allais disparaître dans ce néant d’où à présent je t’extirpe, et par les voyages que nous ferons bientôt le cœur de ton amie continuera de battre, et par toi elle aussi voyagera, je t’en fais ici le serment. L’ours ne répondit pas. De son œil de verre noir deux gouttes s’écoulèrent, dues sans doute, pour les scientifiques, au fait que le soleil dardait à présent ses rayons, mais que l’homme, et l’animal, interprétèrent tout différemment.

Dans toute histoire, fut-elle vraie ou fausse, il est bon de nommer les personnages : ainsi, l’homme s’appelait Antonio Gimenez. Il baptisa l’ours en peluche du nom d’Arrabal des Poubelles, et la gamine Angela de los Suenos. Arrabal débuta sa nouvelle vie par le passage obligé dans une machine à laver, le séchage sur un étendoir à linge, et le séjour sur le réfrigérateur de la cuisine. Antonio récupéra un autre ours, plus rondouillard, dans la huche à jouets délaissés de ses enfants, grands comme des araucarias depuis lurette, à l’allure de Teddy bear pointé du fusil par Théodore Roosevelt et fabriqué par le couple Michtom (en mohair), pour lui tenir compagnie, mais trop gros pour voyager. Arrabal s’acclimata très vite à sa nouvelle vie, et il était fréquent, quand Antonio rentrait du travail, de voir frétiller le bout de son museau de laine, noir et rond comme un béret basque. D’autres fois, ce que l’on assimilerait aux vibrations du réfrigérateur, il tremblotait de tout son corps. Sans doute était-il en pleine conversation avec Angela, et l’homme alors mettait en sourdine radio Bingo et mangeait en silence. Souvent aussi voyait-on les deux d’humeur joyeuse, Antonio parlant avec délectation de leur prochaine aventure, dans les mois à venir.

Ainsi les vit-on parcourant les citadelles européennes (Antonio n’ayant pas les moyens de s’offrir les autoroutes touristiques de l’Orient, de l’Afrique, des îles sous le vent de la mode parisienne, ce qui, au demeurant, ne l’intéressait pas), les campagnes et les littoraux, à pas rapides et l’œil aux aguets, durant les périodes de congés, à la lisière des frontières de ce pays merveilleux qu’est le monde du Travail.

Cela dura cinq ans. Jusqu’au moment exact où la trêve des confiseurs s’acheva. Jusqu’à la seconde où Antonio reçut une lettre…de licenciement. Licencié pour motif grave. Vous trouverez en pièce jointe les raisons qui ont motivé notre décision. Nous regrettons de nous séparer d’un collaborateur dont nous appréciions la valeur et l’intégrité. Désolés, vraiment. Chaque âge a sa morale, et Antonio savait que la sienne, étant une valeur humaine, ne pouvait résister à la mécanique financière du plus chrétien des actionnaires. Arrabal sentit la déprime gagner Antonio, et la danse de saint Guy dont il montrait sans le vouloir vraiment les hocquètements supposait un dialogue désespéré entre Angela et lui pour résoudre le problème. Mais que peuvent un ours en peluche et une gamine inconnue pour détourner le destin d’un homme ? Un scientifique pourrait-il répondre à cette question, ou doit-on s’en sortir avec de maigres espérances, d’infimes perspectives ? Comment deviser sur une ligne de mire ne nous ferait-il pas loucher sur l’avenir bouché, tant il est vrai que deviser pour mieux régner est la parabole des beaux parleurs, et que les devises sont au porte-monnaie ce que les Suisses sont au Vatican : vaillants gardiens du secret bancaire. Antonio sentit qu’Arrabal ne suivait pas sa logique. Il se reprit.

Arrabal des Poubelles, dit-il, l’heure est venue de prendre ma place. Tu as su conserver ton nœud papillon et ton bonnet de père Noël sur la tête durant toutes ces années, sans que ces ornements n’usent ta bonne humeur, en un mot, tu n’as pas vieilli, il serait temps que tu t’y mettes, que les aléas de ma vie t’enseignent la façon dont les hommes mettent au rebut les hommes. A mon tour, Arrabal, de converser avec mon Angela de los Suenos, de transporter mon cœur de paille loin des épouvantails politiciens, à mon tour d’aimer une femme, dussé-je être son jouet, doux et caressant, avec qui lécher les pots de miel que les frelons asiatiques n’ont pas encore transformés en poudre de riz.

Arrabal se mit alors à rire, un rire gigantesque sorti du tréfonds de son âme : moi, prendre ta place !!! je laisse aux humains leur triste devenir, Antonio, leur vie trépidante, leur course folle et prisonnière, leur enfermement dans des geôles translucides que le soleil brûle. Ah, Antonio, si tu avais connu comme je l’ai connue Angela, ta peine serait ta plus grande joie. Angela était une grand-mère revêche, une vieille sorcière qui faisait accroire aux esprits égarés comme toi que des enfants souffraient au fond des bois, sans amour familial et sans jouets pour Noël, pour répandre le fiel de la concupiscence et de la charité ; « c’est pourquoi, autant il est facile que les hommes se laissent prendre par n’importe quelle espèce de superstition, autant il est difficile par contre de faire en sorte qu’ils persistent dans une seule et même vue » (Spinoza). Ma place, Antonio, c’est en réalité la tienne, depuis toujours, et si je me suis tu durant toutes ces années, cela vient simplement du fait que nous parlions d’une même voix, rêvions d’un même monde, où chacun serait l’égal de l’autre, aurait les mêmes droits et devoirs, où la liberté respecterait l’humanisme, où la nature prévaudrait sur le profit, bref, tout ce que nous remettons en question car ces questions ne se posaient pas au départ de notre existence.

Antonio convint que ce discours aurait pu sortir de ses propres lèvres, sauf sur un point : une femme qui se prénomme Angela ne peut être une vieille sorcière, Arrabal affabulait, c’était sûr. D’ailleurs, il s’était trémoussé en débitant ses arguments de manière inhabituelle. Celui-ci acquiesça, reprenant l’air pitoyable de sa vie poubelleuse. Au fait, et ton courrier, tu as lu la pièce jointe ? On te vire, et tu n’essaies même pas de savoir pourquoi, t’es d’un drôle !

Antonio déplia le papier. Un très léger parfum de rose, étonnant dans ce genre de littérature, remonta jusqu’à ses narines. Il lut, à voix haute : Ne prends pas au sérieux ce que ton ours a écrit, c’est une farce complètement ursine, et seul ce que tu lis à présent est vrai ; tu dois suivre simplement la consigne : tu vas recevoir d’un jour à l’autre un assez gros colis, contenant un déguisement : une peau d’ours appartenant au stock d’invendus du père Noël (les enfants s’en fichent, du coup, elles moisissent dans les cartons). Dès que tu auras déballé et revêtu cet habit, prends ta fourgonnette et viens me rejoindre au fond des bois. Tu peux amener Arrabal (je le connais) et son pote Teddy bear, j’ai un réfrigérateur couleur givre ici. Il te faudra juste tirer la bobinette et , quand la chevillette cherra, tu pourras entrer dans ma chaumière. Tu verras alors par toi-même comment les contes de Noël évoluent avec leur époque : la grand-mère qui t’accueille est d’une indomptable beauté.

PS : n’oublie pas de te raser.

Signé : Angela de los Suenos, la vraie.

-par AK Pô

19 12 09

Nota (décembre 2022) : quelques années plus tard Arrabal (qui signifie « faubourg » en espagnol), a fait la connaissance de Caramella, une oursonne du même style trouvée dans un vide grenier local. Depuis, ils sont ensemble sur le haut d’un divan de mon séjour, mais ils voyagent beaucoup moins ! L’essentiel est qu’ils soient ensemble…

Une histoire à l’eau de rose

samedi 23 janvier 2010 par AK Pô

Où il n’est pas dit que les maillots de bain soient tous de couleurs identiques, ni que les personnages de cette histoire soient réels…

Elle se déshabilla à la hâte et plongea dans l’eau bleutée. Brasser de l’air ne lui suffisait plus ; elle avait besoin d’un contact plus charnel, plus palpable, que celui des jours semblables aux marées d’offres et de demandes qui encombraient son bureau de paperasses. Elle n’avait, dans ce bain, rien d’une naïade, mais une bonne géographie de la vie lui permettait de dériver à son aise, malgré l’œil des hommes qui la regardaient depuis le bord. Eux-mêmes s’étonnaient de son agilité, de sa souplesse, de sa capacité à synchroniser les gestes pourtant obscurs et complexes que nécessite l’art de la natation, mais certains disaient à voix basse qu’on apprend plus vite en nageant en eaux troubles. Il est exact que les hommes, s’ils sont universels, conservent malgré tout ces deux handicaps : ils ne savent ni voler de leurs propres ailes, ni marcher sur l’eau. Pour le reste, il est vrai, l’homme a tout pour finir en maison de repos.

Parmi ces observateurs débonnaires, se trouvaient quelques fins connaisseurs de l’art naval, de l’art dînatoire et du lifting électoral qui, regroupés pour l’occasion, faisaient planer un consensus joyeux sur cet agglomérat de communes réconciliées, comme une famille se réjouit pour le baptême de l’arrière petit neveu d’Henri IV, autour d’une vasque remplie de Jurançon.

Quand la baigneuse s’appliqua à faire la brasse papillon, il sembla que certains édiles désertassent la rive, comme il arrive parfois, quand résonne l’appel des îles désertes aux oreilles du navigateur au long cours. Certes, l’un était plus adepte de l’escalade et de la descente en rafting que de la plongée sous-marine (n’y avait-il pas une cascade vertigineuse près de chez lui ?), l’autre appréciait plutôt le bobsleig à moteur (son pays était à peine collineux), un autre encore semblait plus chérir le rugby que la bouée à tête de canard, palmes et tuba, quand un dernier, vêtu élégamment comme un bey ottoman, ne paraissait pas disposé à ôter son béret en cas de noyade de l’ondulante sirène. Ainsi sont les hommes, dotés de multiples capacités dont aucune ne sert à secourir la vie en danger, quand celle-ci périclite et peine à remonter à la surface.

Mais là, en l’occurrence, il s’agissait d’une femme, d’une mère. Soudain la belle commença à avoir des crampes et montra quelques signes d’épuisement. Heureusement, dans ce secteur, on avait pied et le plus dur était de perdre contenance devant ces regards scrutateurs de mâles. De jeunes férus de natation promptement retournèrent leurs vestes caoutchoutées pour ne pas se mouiller au contact de la peau féminine, de ce bras tendu, par crainte d’une égalité significative hommes-femmes, que ce geste, filmé en direct, ne manquerait pas d’évoquer. L’alpiniste lui lança une bouée, qu’il avait récupérée au centre de traitement des eaux usées, près de la taupinière géante qui jouxte la déchetterie et l’usine d’incinération. Son geste fut applaudit, unanimement, par la foule des badauds qui attendaient la permission de prendre leur bain avant la tombée de la nuit.

Sortie de l’eau, on offrit à la rescapée une bonne couverture, molletonnée et médiatique. On la pressa localement de questions vaseuses et de rumeurs froides et, bien qu’ayant bu la tasse quelques minutes avant, elle déclara à pleins poumons que dès demain on creuse, j’attends le puisatier qui déterminera le bon endroit, et vous verrez, rois de la pataugeoire et reines des pédiluves, comme la ville royale (Pau) saura drainer les foules vers les plaisirs nautiques, les plongeoirs et les lignes d’eau tirées au cordeau par la rigueur budgétaire.

Bien sûr, personne ne la crut, mais tous applaudirent.

Ainsi, chacun parla, usant sa dialectique sur le silence de l’impatiente foule, qui se moquait bien des beaux discours, sachant pertinemment que le seul vrai progrès, c’est de pouvoir faire sécher son linge sur les fils téléphoniques. Mais à chacun son bain… de foule.

-par AK Pô

Nous verrons…un monde aveugle (dernière partie)

Nous verrons…un monde aveugle (dernière partie)

samedi 6 mars 2010 par AK Pô

Episode 3.

Le peuple, misérable par nature et à tous points de vue, besogna et s’organisa de telle sorte que les centrales électriques soient remises en route, que les raffineries distillent leur sombre liquide, que les frites frétillent dans l’huile chaude et les petits cochons dodus dorent dans les fours des gazinières. Bref, les survivants reconstituèrent à l’identique, mais en prenant leur temps, la société précédente. Même Dieu (le père) n’y vit que du feu, tant la routine semblait respectée dans toutes les nations du monde.

A cette différence près que les hypermarchés furent transformés en immenses étables, les parkings retrouvèrent leur vocation de prairies, qu’on érigea de petites cahutes à usage d’épicerie, de boulangerie, de boucherie, un peu partout en ville et chaque village fut pourvu de locaux identiques, on vit s’inscrire sur les frontispices décrépits les mots école, maternelle, centre de soins, mairie, maison pour tous, bibliothèque, gare, salle des fêtes, centre culturel (ce mot fut écrit parmi les derniers, car les pauvres ne connaissent que la culture des champs, c’est bien connu). Dans les contrées lointaines, on fora des puits, on planta quelques éoliennes, on couvrit quelques hectares de panneaux solaires, on utilisa le bois pour faire de l’ombre aux troupeaux, saurer les poissons-chats, les pâturages verdirent peu à peu, les légumes sortirent de la terre qu’à force d’intelligente gestion on rendait arable, les fleuves reprirent leurs cours et les pêcheurs leurs barques. Les immeubles de bureaux des grandes métropoles devinrent des logements, et les ambassades relayèrent les demandes et les offres d’un pays à l’autre, organisant le transport des hommes, des marchandises, des idées, des réussites et des difficultés. Dans les usines, devenues des centres de recherche, on fabriqua des machines à faciliter la vie sans la soustraire à la réalité, le but étant, en permanence, de réaliser des outils libérant l’homme des tâches les plus ingrates.

Que ferait alors cet homme, libéré des contraintes, non des obligations ? Chercherait-il le luxe de l’ennui, le vice de l’oisiveté, le confort viscéral d’une vie casanière ? Ou prendrait-il en main l’imagination nécessaire à toute évolution, chercherait-il dans les replis intimes de son cerveau les racines essentielles de l’existence, dans ces questions antiques et jamais résolues : d’où venons-nous, qui sommes-nous, où allons-nous ? Chercherait-il en lui-même ce que la nature lui enseigne depuis des siècles, ce qu’il n’a jamais voulu comprendre, par manque d’intérêt, par peur de savoir, de trouver cet espace stupéfiant qui ne lui ressemble plus. Pourrait-il s’effrayer de ses mots galvaudés, de ses gestes pervers, de ses pensées mathématiques, de ses équations philosophiques, sombrer dans l’hébétude, voire la béatitude, se rendre compte enfin qu’il n’est que ce qu’il n’était pas, l’ombre de son reflet.

Il lui faudrait alors, à ce stade de révélation, se remettre à marcher. Mettre à jour ses données, partager ses pensées, rire, pleurer, toucher, sentir, écouter, goûter, voir, aimer le jour et la nuit, désirer, charmer, consoler, transcender le feu, alimenter la flamme, rincer le ciel de ses humeurs vagabondes, quel boulot vu mon âge, mais non mais non, il t’a fallu des milliers d’années pour te redresser, n’incline pas le front, regarde devant, avance avance avance et toujours tu seras dans la bonne direction.

Mais surtout, surtout, ne reste pas ainsi, le nez planté sur ton ordi.

-par AK Pô

22 02 10

À Pierre, qui aura 30 ans fin 2022.

AK

Nous verrons…un monde aveugle (épisode 2)(02/2010)

Nous verrons…un monde aveugle (épisode 2)

Quand le génocide eut atteint toutes les villes, toutes les campagnes et l’ensemble des bunkers dorés de Dubaï et des îles Caïmans (entre autres), que l’Economie mondiale licencia tous ses acteurs, présidents, salariés,consultants sans préavis, signant son arrêt de mort absurde en tous lieux, vérifiant par le silence des machineries gigantesques le véritable envers du décor, on commença à voir dans les rues des mégapoles les premières meutes de chiens errants, puis, très rapidement, des hommes, des femmes, des enfants et de rares vieillards égarés cherchant partout un moyen de subsistance. La gratuité s’offrant au monde, dans la plus grande incompréhension, dans la totale incohérence apparente. Oui, apparente.

Depuis des générations, ces gens différents d’allures, de peaux, avaient la même destinée : être pauvres, se nourrir, se loger, construire leur vie avec peu, ce peu qui, pour d’autres, était cet insuffisant abject, cette négation du bonheur, cette incapacité à admirer la beauté dont ils étaient les fiers pourvoyeurs, eux, bâtisseurs d’empires industriels, de tours octométriques, de palmariums artificiels saupoudrés de villas somptueusement surchargées d’égocentrisme pompeux, avec vue sur une mer qu’ils ne regardaient jamais, pas même du tillac de leurs bateaux de croisière ancrés au port. Tristes pourceaux maintenant secs et blanchissant au soleil de l’absence,dans cette auge funeste qui est leur véritable royaume, leur unique conquête tangible.

Sortirent des cabanons les bâtisseurs de cathédrales, les moissonneurs de lilas, les cueilleurs de cerises ; les oiseaux brisèrent leurs cages, les montagnes leurs chaînes, offrant aux voyageurs de fabuleux passages, par lesquels le climat émigra selon l’air du temps. Les frontières s’ouvrirent à la réconciliation des peuples et non plus à la division des empereurs, les pingouins épousèrent des otaries, les orignals mêlèrent leur sang sous les mélèzes avec des caribous ivres de sirop d’érable, des milliers de chevaux, d’éléphants, de chameaux, permirent aux uns d’aller plus loin aux autres de venir des confins, les échanges commercèrent de paroles et de contes.

Ici on labourait, là on tissait, ailleurs on bâtissait de grandes maisonnées aux styles métissés, phalanstères, pêcheries, chantiers navals, on enjambait les larges rivières par des ponts en bois issus de forêts replantées, on forgeait des engrenages d’horloges sans aiguilles, on perdait le temps et les enfants s’amusaient à le retrouver dans des mares où croassaient des grenouilles. On réapprit à saler les cornichons, à plumer les poulets, à peler les cochons, à danser en se marchant sur les pieds.

Que c’était beau, tout ça, on croit rêver, on marche sur les mains, on vole en plein nuage sans se mouiller, on habite les lotissements du ciel et le corbeau partage son fromage avec le renard, bref on n’y croit pas une seconde.

par AK Pô

22 02 10

Nous verrons…un monde aveugle ( en 3 épisodes)

Nous verrons…un monde aveugle ( en 3 épisodes)

jeudi 4 mars 2010 par AK Pô

Episode 1.

Personne ne l’avait vue venir, tant elle était arrivée lentement, après trois générations de lente progression, s’insinuant jour après jour, année après année, dans les rétines, puis dans les cerveaux, qu’elle finissait par corrompre et réduire à néant. Si quelques rares scientifiques l’avaient nommée maladie dégénérative, eux-mêmes s’en trouvaient désormais atteints, comme tout le monde occidental et les populations issues des couches aisées de la planète manipulant depuis l’origine toutes sortes d’ordinateur, visualisant sur d’énormes écrans plats la routine du vrai monde. Ce fléau qui, à l’origine, provoquait l’euphorie et la curiosité, portait les mêmes syndromes que l’alcool ou la drogue, et l’addiction aux images mouvantes, aux informations en temps réél (mais quel temps, et quelle réalité ?), aux échanges décharnés, aux rencontres désinhibées, drainait dans ses composantes mathématiques complexes, ses algorithmes à haute teneur intellectuelle, un jus lumineux toxique que l’œil du pratiquant buvait sans modération.

Ainsi se régissait le monde. Implications financières, gérance à distance des matières premières, profits, comptes courants, paradis fiscaux, achats en monnaies scripturales, ventes spéculatives, licenciements, délocalisations, boursicotages, détente, jeux en ligne, réservations de lits d’hôpital et de prison quand les hôtels étaient complets, transports en commun des mortels, communautés urbaines comblant la solitude des citadins esseulés, impôts, factures, fichages, listes de mariage, faillites mémorielles, états des lieux dématérialisés, passer de l’ordinateur au lit, forniquer, dormir, commander ses repas, faire livrer ses courses, congeler le pain, allumer le téléviseur, re-forniquer sur le canapé en regardant un show qui scintille et clignote, tapoter sur le clavier pour savoir le temps qu’il fera demain mais demain c’est aujourd’hui, no past no future, attention, Mélanie, tu m’irradies, si nous mettions l’ordi dans le lit, l’hiver c’est bouillotte l’été c’est clim mais toujours classe chez soi.

Vous n’avez pas d’écran tactile, mooon dieeeu, comment faites-vous pour vivre ? Faut pas rester dans la marge, il n’y a que des ratures, des biffures, des notes manuscrites rondes et déliées, mais qui les a écrites, les doigts servent l’outil, et non plus le contraire, c’était avant, tout ça, mes poussins, maintenant tu mets le doigt et tu tournes la page vers ce qui te captive : tourisme, people, gadgets, loisirs, journaux, fêtes, meufs, ciné, fraises tagada, meilleurs spots du monde, location de planches, bières et croque-morts, rien de plus simple pourquoi se compliquer la vie quand on ignore tout de sa vie.

Ayons un avis sur le vécu de la planète qui meurt, par la voie céleste de notre écran ductile, tactile, sauvons le monde sans mettre le nez dehors, rendons durable l’économie en économisant d’abord nos efforts, sans nous noircir les mains, avec l’eau potable de nos idéologies rendons logique la démarche cahotique des fleuves asséchés, soyons le Las Vegas de l’Humanité, la réserve indienne de la Pensée Universelle, missionnons des militaires pour répandre la Paix, des prêtres pour idolâtrer des icônes, des baratineurs pour enturbanner la réalité défaite, vendons du savon aux sahéliens et de l’eau bénite aux amazoniens, euphorie, allégresse, ricanements subtils garantis devant l’écran qui parle et réfléchit notre image vraie, et non supposée ou confortée par l’illusoire poudre de riz, cosmétique comique.

Nourrissons-nous d’aveugles certitudes plutôt que de les voir nous dévorer des yeux.

-par AK Pô

22 02 10

Manque de moyens, mais moyen. (2010)

Question de moyen

samedi 13 mars 2010 par AK Pô

Comme à son habitude, sur le coup de dix neuf heures vingt cinq, l’oeuf sautillait dans la poêle en compagnie d’une tranche de lard et du lait frémissait dans la petite casserole bleue émaillée dans laquelle une dose de purée toute faite viendrait choir avec sa pincée de sel et le râpé. La journée était bien finie, malgré les quelques rayons de lumière tardifs qui traversaient le vitrage de son T2 de la rue Rivarès, avec vue sur l’escalier en colimaçon du centre Bosquet ; la radio était branchée sur France-Inter, où débutait l’émission « le téléphone sonne », et la voix inusable de son animateur, qui devait à ce jour avoir passé l’âge de l’invention de l’onde acoustique tant ses paroles étaient roboratives, graillonnait en stéréo avec la gazinière.

Le maître des lieux gérait ainsi sa journée : au petit-déjeuner, bien avant sept heures, cours magistral d’un professeur du collège de France sur France Culture, auquel il ne pipait rien mais qui l’éveillait en douceur, a contrario des auditeurs qui assistaient réellement au cours et dont quelques baillements traversaient de basses les enceintes du poste, malgré le sifflotement de la cafetière. Durant ses allers-retours pour le travail, il écoutait France Infos, car des gens très bien, un peu tatillons certes, mais instruits, le lui avaient conseillé (sans le lui dire pour autant). Depuis, il savait tout sur les quatre événements quotidiens de la planète, par la force tourniquante et répétitive de nouvelles replacées toutes les dix minutes sur le prompteur du journaliste de garde. Puis, dans la nuit profonde, France Musique l’endormait sur des notes jazzy après de longues heures de classicisme soporifique.

Le sujet de l’émission du soir était médical : le cancer de la prostate peut-il avoir des influences néfastes sur la maîtrise budgétaire des crises de nerf sociales ? Les invités, sociologues, consultants en marketing, spécialistes en toux et azimuts, grands professeurs des Hôpitaux de Paris, tous munis de leur petit bréviaire de librairie qu’ils devaient vendre aux auditeurs espantés lors du débat (sous peine de tomber dans l’oubli avant la grand messe du vingt heures), se promettaient d’initier les plus atteints aux bienfaits de leur savoir et les ignorants récalcitrants aux dangers encourus par leur méconnaissance des probabilités d’en être atteint un jour. Le débat fut donc lancé, et les premières questions d’auditeurs (Françoise de Romorantin, Bernard de Juvisy, Romain de Carpentras) vinrent l’alimenter. La purée fumait dans l’assiette, sculptée à la fourchette en forme de volcan avec dans son cratère une noix de beurre fondant, cependant que l’œuf miroir et la tranche de lard s’appuyant sur les contreforts jaunâtres répandaient leur gras en irisations chagrines. Le silence fatidique qui s’instaure toujours au moment précis où l’homme constate que son assiette est pleine et qu’il va goulûment pouvoir la vider fait partie prenante de la vie. Chaque être humain a connu cet espace temporel unique, où l’œil dévore ce que la bouche n’a pas encore broyé.

Nous avons maintenant en ligne Marco, de Sao Paulo, allô, Marco, excusez-nous de vous avoir fait patienter au standard mais nous avons beaucoup d’auditeurs ce soir, je vous en prie, posez votre question. L’homme blêmit, la fourchette en suspens au-dessus du cratère. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites, les planètes constellèrent le plafond et il lui sembla que des escaliers en colimaçon du centre ville un vent cyclonique descendait à la vitesse grand V, se dirigeant droit sur lui, emportant au passage un théâtre, le «  Monte-Charge » et toute sa troupe, qu’un raz de marée frappait violemment les flancs de son volcan jaunâtre qui maintenant éclatait en mille brisures stellaires sur les murs, le placard, les étagères de la cuisine.

Marco,(se dit-il), réagis ! Tu dois absolument poser TA question, des millions d’auditeurs attendent impatiemment, certains dans l’espoir de guérir, d’autres de savoir pourquoi le sujet les captive alors qu’entre hier et demain personne n’est venu réparer TA ligne de téléphone, que tu n’habites pas à Sao Paulo mais à Pau, dans un petit appart minable mais si joliment décoré que même l’aspirateur, fidèle chien de berger, laisse les moutons paître en toute liberté. Marco, Marco de Sao Paulo, vous nous entendez ? Votre appel vient de loin, mais nous avons des auditeurs dans le monde entier, car je vous rappelle (le temps que nous rétablissions la liaison) qu’en données cumulées Radio France est première au niveau de l’Audimat devant RTL, qui balance toutes les cinq secondes un message publicitaire comme ses concurrentes inutile de le rappeler chers auditeurs merci de votre fidélité. Bon, on me dit au standard que notre correspondant ne parle pas français. Professeur H., vous avez fait de longs séjours en Amazonie relative pour étudier le cancer prostatique des cariocas et ses conséquences sur la dégénérescence de la violence dans les favelas, un mot là-dessus ?

Marco se tord de douleur dans sa cuisine ; les mots ne veulent pas sortir. Seules des fourchetées de purée que le blanc d’œuf lisse nourrissent sa bouche béante, la question reflue dans son gosier et le lard à l’épaisse couenne emprisonne ses hardiesses gutturales. Il devient ventriloque alors que tourne l’heure, que les questions abondent, que les bouquins se vendent comme des petits pains à l’étalage des connaissances. Sur le bout de sa langue, étrangère au débat radiophonique, pousse un bouton de fièvre. En léchant le parquet une écharde sournoise l’empêche de parler à son assiette vide que relaie le pic du Midi d’hertziennes micro-ondes. Trop tard, c’est cuit pour ce midi, les infos arrivent pile à 13h. Dans le lointain de ses oreilles le générique de fin drelin drelin résonne, la météo prédit pour demain une journée de chien et les infos rappliquent à l’heure de la vaisselle. Plein de dépit mais le ventre rempli, il se relève, ramasse sur la table en désordre les couverts et l’assiette, replie sa serviette et secoue la nappe par la fenêtre. C’est alors qu’avec nostalgie s’envole la question qu’il n’a pas pu poser :

« A quoi bon ? »

-par AK Pô

07 03 10

PS : en 2022, j’adore Fabienne Sintès (ortho ?), qui anime le 19/20 sur cette radio. Elle pose de bonnes questions et est très agréable dans ses réponses aux auditeurs-questionneurs. C’est dit !

Et le jeu des 1000 euros est toujours un régal. J’ai du sacrément vieillir !

AK

Pendant qu’Andersen tire la Sirène à Copenhague (COP 15, en 2009)

Ce texte de 2009 traite de plusieurs « Lagos », un bled dans une plaine maraîchère du Béarn, une mégapole au Nigeria, une station touristique au Portugal. Il est paru dans une chronique hebdomadaire que j’écrivais sur un site local (à Pau) aujourd’hui disparu. D’autres suivront (car j’ai pu les récupérer sur le Net). Il est livré tel quel.

samedi 5 décembre 2009 par AK Pô

Comme l’on dit en Béarn, il faut deux Caddetous pour faire un monde, ce qui sans doute n’aurait pas déplu à Mariotte, mais compliqué l’œuvre d’E. Gabard. Il aurait dû alors en expatrier un. Mais le plaisir coquin de Mariotte aurait hésité à choisir entre le bâton (de réglisse) et la carotte. Aujourd’hui, ne se dresse, dans les rues de Lagos, que l’arbre mort d’une culture vivrière dont les fruits se talent…

Le rêve de prospérité de Louis se diluait et, dans sa belle robe diaprée, le vin au fond du verre tournait vinaigre. Sous le plafonnier de la cuisine gouttait une lumière blanche qui ne lui donnait qu’une envie, celle de tirer un trait définitif sur son devenir. Le temps était passé trop vite, et dans sa fulgurance avait réduit en poussière l’homme qu’il vénérait jadis, son père, celui dont les poumons s’emplissaient de l’air épais de Lagos quand, ouvrant la fenêtre de sa chambre de l’hôtel Ikoyi, Kingsway road, les grands immeubles émergeaient de l’enchevêtrement des ruelles malpropres, couronnés de logos internationaux censés apporter la prospérité au pays. La vue, de la chambre, semblait s’étendre jusqu’à Abuja, devenue depuis peu capitale administrative du pays, embrassant le golfe du Bénin de la côte des Esclaves à l’embouchure du Niger. Le pétrole et ses dérivés remplissaient les pipe-lines, Fela Anikulapo Kuti politisait l’afro beat de ses sons et rythmes cuivrés, Nollywood embobinait ses premières VHS (essor fin 80, troisième production ciné du monde)…

Mais ce matin-là, les rideaux qu’il tirerait avec défaitisme sur l’avenir pendaient, suspendus à des tringles, et la vue, si la peine valait de se lever pour la contempler, s’abandonnait sur… la plaine de Nay. Le Lagoin, ce Niger nourricier des maraîchers locaux, coulait son demi mètre-cube par seconde, éclaboussant les ronces d’un talus terreux et le tablier en plastique rapiécé de la grand-mère, qui rinçait les laitues. C’était un rite ancestral auquel tout paysan de la vallée se pliait, dès avant l’aube sabbatique, pendant que l’aîné des fils préparait les cageots et les rangeait dans la fourgonnette, laissant tourner le moteur afin que la vieille, nettoyage des légumes opéré, puisse réchauffer ses doigts engourdis par l’eau fraîche. Louis, le chef de famille, conduisait le véhicule.

S’il traînait plus longtemps que les autres devant son casse-croûte, la raison en était bel et bien cette idée de futur qui le taraudait, et sur laquelle, tournant comme un diamant laboure un microsillon, il réfléchissait sans relâche. La terre ne nourrissait plus son homme. La France comptait en 2007 un million vingt mille emplois permanents dans les exploitations agricoles (INSEE), en chute de plus de la moitié depuis 1988, population dont 82% étaient des actifs familiaux. Du coup, les jeunes femmes partaient en ville s’installer, trouvant de l’ouvrage dans des secteurs jusque là dévolus aux machines à sous : les supermarchés hard discount. Elles embauchaient d’abord comme pointeuses, puis passaient à l’échelon supérieur (pointilleuses), pour finir leur CDD comme caissières remerciées.

Lagos, neuf millions d’habitants en 2007, quinze en 2015, centre névralgique du Nigéria, Pandémonium à l’état brut où la survie est un maigre souvenir de la mort quotidienne, où s’agglutinent richesse et pauvreté, faim, corruption et opulence, violences urbaines, chaos architectural. Mais aussi rêve nostalgique et nébuleux pour Louis qui, avec dépit, le dissout dans un élan de lucidité qui le pousse à présent vers le seuil de la ferme où la grand-mère s’impatiente. C’est samedi, le grand jour de la semaine, celui où le chiffre d’affaire rembourrera la pile de draps dans le placard de la chambre, celui où l’écureuil cache ses noisettes et le crédit agricole refend les chèques en bois. La grand-mère a beau dire qu’elle n’en peut plus, que l’eau de la rivière la dévore d’arthrite, que ses fils sont tous des fainéants, que lui (Louis) est comme fût son mari, qui tourna vinaigre en s’expatriant chez les nègres pour chercher de l’or noir, qu’il en revînt les poches et la cervelle maraboutées mais en ayant rapporté la folie des torchères, s’enflammant tous les soirs en ville avec d’anciens expatriés, tous passés depuis ad patrès, rien n’y fait : le coq chante pour toute l’escadrille et les voilà partis, cageots, cagettes, mamie, fils, Louis, vers les halles de la mégapole béarnaise.

Là-bas, des hordes de petits vieux, de sales gosses en bérets noirs et Converse, de femmes à l’accent circonflexe et aux chapeaux chinois, de citadins roublards et de clochards radins les attendent, le porte-monnaie cousu à l’auvergnate, le teint pâle et l’air chafoin comme un andin, ou l’air andain comme une meule de foin rayez les mentions inutiles et faites votre marché à petit prix, nos filles connaissent les méthodes de vente mieux que quiconque, messieurs dames par ici la belle laitue verte, la carotte rosée, la tomate carrée et le haricot bleu. Production locale, traçabilité irréprochable, non madame, ce ne sont pas des légumes bios, allez à Rungis pour cela, ici c’est de l’exploitation à mains nues, main d’oeuvre ligotée à la planteuse, à la repiqueuse du tracteur, et vas-y que tu ploies, que tu ramasses en courbant l’échine, un foulard sur le crâne pour se protéger du vent vif, accroupi dans la terre qui envahit les bottes, les mains dures, caleuses, les ongles noirs comme une conférence épiscopale, le visage qui se pommèle comme un ciel d’hiver, quand les bourgeois font les garçons dans leur lit pendant que nous coupons les choux, quelle vie trépidante pour tirer trois sous par semaine et l’alarme tous les jours que Dieu fait. Ah, bien sûr, dans l’Algarve, le soleil brille sur Lagos.

Cette terre nous quitte et nous migrons en ville. D’ici quinze ans, trois mégapoles africaines (Le Caire, Lagos, Kinshasa) compteront l’équivalent des deux tiers de la population française ( soit environ 49 millions de personnes). La pauvreté rurale devient la pauvreté urbaine. Que mangera-t-on demain ? Des grosses légumes régissant la production mondiale d’esclaves laborieux à leur service ?

Les rations de Soleil vert (Soylent green) seront bientôt disponibles, dans les rayonnages des hard discounters…

-par AK Pô 30 11 09

Edmond (ô Mam!)

EDMOND

Comme j’étais toute seule toute nue et toute émerveillée de ne pas trouver la nuit au fond de mes chaussettes, je me suis dit : tiens, si j’allais voir Edmond ?

Le Ramadan démarrait et je sais qu’Edmond adore raccommoder ses sept doigts de pieds (3+4 et pouce). La jeunesse ne court plus sur ceux de ma main disait la concierge et en le disant même ensemble c’était pareil, ô Mam.

Tout nus tout seuls et quatre pouces sous le soleil, monsieur et madame Carlotta sur leur terrasse face au sommeil transatlantique en tissu rayé, bronzaient. Lui, nu, blanc et la carotte pointue couleur tutu, elle exhibant sa poitrine ( deux œufs au plat sur l’Univers).

Edmond, je ne te crois pas, et puis tu m’ennuies. Ce que j’aime, ce sont les lumières la nuit, les femmes qui passent et te regardent, te contemplent : blond, miel et safran ; j’aime en toi le ton tranquille de tes hanches et ce dissimulé nordestin , ton mât de cocagne et puis, sais-tu, surtout ce parapluie tout seul debout tout nu et tellement percé (ô Mam), qu’à chaque averse il faut raccommoder, et quand madame Carlotta s’oblige à cuisiner tes deux grelots grêlés, tout fraîchement tombés du septième ciel opaque je suis vraiment jalouse.

Edmond, je ne te crois plus, tout ça c’est du bruit de la rue, ta deff et ta ziquette (3+4 et pouce) ressemblent à ta prime de panier (deux œufs au plat au dîner).

Ah comme j’étais seule, nue et mièvre quand madame Carlotta est venue chez toi. Pour me venger j’ai acheté un grand chien au poil roux qui aboie en plusieurs polyphonies dignes de l’hydre de Lerne, mon Edmond, et qui mordra tes fesses quand je lui sourirai.

Ô Mam, pourquoi loup pas avoir toi mangé ?

Ô Mam, pourquoi loup avoir bistouquette carotte ?

20 01 1996

Poèmes à deux balles (marque Pan pan)

Le pain est plus loin que la misère

Et quand au sacerdoce on milite la mie

L’amour est gageure et la faim légendaire

On roule on roule on roule

On se cabosse et roule ta bille

On s’abîme on s’entre-tue

Le pain a toujours un goût de plomb.

Ange assis sans hostie.

Personne ne me ressemble.

Assis seul sur la place publique

Le soleil me sourit :

Je suis un ange assis

Mes lèvres goûtent les silences

Je n’ai rien qui parle aux autres

Le soleil me nourrit.

Les jours de pluie le vent balaie

Ma peau , je disparaîs à l’horizon.

AK

La découverte du jour : « les trésors de la flibuste »

C’est en cherchant (vainement) un extrait de BD avec un personnage, chauffeur de taxi, qui dit : « je rentre à Levallois » (années 75) que j’ai découvert ce site vraiment épatant, ribouldinguant, croquignolesque et pour tout dire filocharmant qui épatationnera tous les fans de bande dessinée d’hier à aujourd’hui.

J’ai positionné le lien sur une BD de 1923, qui m’a vraiment fait rigoler. Mais c’est une bibliothèque entière que ce site recèle, en bonne flibusterie !

https://lestresorsdelaflibuste.blogspot.com/search/label/Mouisard